(libre) Happy non-birthday

Parfois, il y a des invendus. Des invendables aussi. Des fleurs qui ne passeront pas le week-end. Et quand ça arrive, j'aime les distribuer aux gens après le travail. En général, je me rends dans la rue commerçante parce qu'il y a de l'activité après le travail. Il n'est donc pas rare que je m'y arrête pour prendre un verre après une dure journée. Mais voir le sourire sur le visage des inconnus à qui je donne des fleurs, c'est quand même une belle récompense. Ce soir, ce sont des dahlias que je distribue. Elles sont très loin d'être toutes fraîches mais elles font quand même plaisir à certains. Cela dit, je commence à avoir un peu mal aux jambes à force de marcher et de toute ma journée. Alors, il ne m'en reste plus que cinq dans les mains quand je décide de m'installer à la terrasse d'un bar pour prendre un verre à boire. Un long soupir plus tard, je commande un soda au serveur avec un sourire, je lui offre au passage une fleur et je regarde l'heure. Je ne m'étais pas rendu compte qu'il était si tard, Eliott va certainement s'inquiéter s'il ne me voit pas rentrer tout de suite. Mais il me reste encore quelques fleurs, alors... Je décide. Je regarde autour de moi et c'est à la personne installée à la table d'à côté que je tends les dernières fleurs. "Tenez, c'est pour vous ! Joyeux non-anniversaire !" que j'annonce avec un joli sourire.

19h30, la nuit commence à tomber sur Bowen et toujours aucune trace de mon frère. J’aurais dû me douter de l’entourloupe lorsque Dante m’a proposé ce verre après son service… Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’il me fait le coup mais je peux difficilement lui en vouloir. Le jeune homme est chirurgien aux urgences de Bowen et il ne compte pas vraiment ses heures. Il suffit d’un imprévu pour que tous ses plans soient chamboulés. Pas étonnant d’ailleurs qu’il soit toujours célibataire, je vois mal comment il pourrait trouver le temps de faire des rencontres… On fait bien la paire tous les deux !

Cela fait maintenant 20 minutes qu’il était censé me rejoindre mais je ne m’inquiète pas pour autant. Lorsqu’il est au bloc, son téléphone portable reste au vestiaire donc impossible pour lui de me contacter. On a donc mis en place une règle, dans ces cas-là, s'il n’est pas là au bout de 40 minutes après l’heure de rendez- vous, c’est qu’il est coincé au travail et donc qu’on remet ça à plus tard.
“Vous devriez commander, je suis sûr que ça fera arriver la personne que vous attendez !” dit le serveur après m’avoir vu patienter pendant un certain temps. “Allez, histoire de maximiser mes chances de le voir arriver je veux bien une pinte de blonde s’il vous plaît !”.
Quelques minutes, le serveur revient avec ma commande accompagnée d’un petit bol de chips.

Avant d’attaquer, je préfère assurer mes arrières et éviter tout reproche en envoyant un texto. “J’attaque une pinte, ça te laisse largement assez de temps pour me rejoindre ! Si ma vessie explose, ce sera de ta faute Dante… T’auras ça sur ta conscience !”. A peine ais-je le temps de finir mon message qu’une voix inconnue m’interpelle. Je n’avais pas remarqué qu’un jeune homme avait pris place à la table juste à côté de la mienne et ce dernier justement  me tend un bouquet de fleurs accompagné d’un large sourire : "Tenez, c'est pour vous ! Joyeux non-anniversaire !"
“Je… pour moi ?” Alors là, c’est bien la première fois que quelqu’un m’offre des fleurs ! C’est une drôle de manière d’aborder les gens mais somme toute une très agréable manière.
“Merci…” dis-je en saisissant ce beau bouquet avec une pointe d’hésitation. “Pardon… je… j’ai pas vraiment l’habitude qu’on m’offre des fleurs comme ça… voir même tout court, c’est assez perturbant du coup j’en perd mes bonnes manières !”. Je reprends alors mes esprits et, d’un grand sourire je rajoute “Merci, c’est super gentil… Mais qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ?”.

Si j'ai un peu peur qu'Eliott s'inquiète, il ne le fera pas pour quelques minutes de plus. Ainsi donc, je décide de prendre un verre à la terrasse de ce bar, un peu pour décompresser avant de rentrer. J'aime les journées à la boutique mais à la fin de la semaine, j'ai toute la semaine qui me retombe sur le moral et sur le physique. Alors un petit verre en terrasse n'est pas de trop. Bientôt, il fera beaucoup plus frais, ce sera l'hiver et ce sera moins ensoleillé. Autant profiter de l'automne autant qu'on le peut encore. Une fois que j'ai tendu les fleurs à l'inconnu installé à la table d'à côté de la mienne, je me rends compte que je pourrais envoyer un message à Eliott pour qu'il ne s'inquiète pas trop. Je souris tout de même à l'inconnu pour qu'il accepte les fleurs. "Oui, pour vous !" J'insiste un peu, mais pas trop. Puis il prend les fleurs, mon sourire s'agrandit et je hoche la tête d'un air entendu pour toute réponse à son merci.

Le serveur vient enfin m'apporter ma boisson et je trempe mes lèvres dedans tout en sortant mon téléphone. Appareil que je lâche alors que l'inconnu me parle à nouveau. Ce serait malpoli de regarder mon téléphone alors qu'on me parle. Je ris légèrement à ses mots, c'est vrai que c'est peu commun comme façon de faire. Offrir des fleurs aux gens qu'on ne connaît pas, ce n'est pas banal. Mais j'aime bien faire ça. Et puis, il me pose une question qui me fait penser qu'il a pu souffrir, dans sa vie. Parce qu'au lieu d'accepter ces fleurs sans sourcillier, il cherche le mérite. Mon sourire devient plus compatissant. "Vous existez. C'est déjà pas mal, non ?" Je prends deux secondes pour envoyer un message à Eliott avant de poser à nouveau le regard sur mon voisin. "Je m'appelle Moon. Et vous ?" Je pourrais totalement me justifier et dire que je suis fleuriste, que je distribue gratuitement certains invendus, mais ça perdrait le sens que j'ai désormais envie de donner à ce petit bouquet. Du coup, je préfère boire une gorgée de mon verre à la place. "Vous attendez quelqu'un ?" que je demande, laissant ma curiosité sauter le pas.

Il faut dire que notre monde manque cruellement de petits gestes d’attention. On croise les gens dans la rue sans leur offrir un quelconque sourire, on évite autant que possible de se faire arrêter par qui que ce soit ayant l’intention de nous dire un mot et pourtant, on se plaint sans cesse de vivre dans un monde égoïste. Finalement, lorsque l’on finit par faire face à un élan de générosité, on ne sait plus trop où se mettre…
"Vous existez. C'est déjà pas mal, non ?" Ah oui, je suis donc tombé sur un ange tombé du ciel !
“Ah bah… euh… oui en effet !” Que répondre à cela ? Il est rare que je manque de mots pour m'exprimer mais c’est le cas à présent alors je me contente de sourire un peu plus encore qu’il y a quelques minutes.
Le jeune homme pianote sur son téléphone l’espace de quelques secondes avant de le reposer sur la table et de se présenter à moi.
“Enchanté Moon, moi c’est Jake !” Moon, ce n’est pas commun et je trouve que c’est un prénom d’une douceur absolue. Me serais-je trompé ? Ne vient-il pas tout simplement de la lune ?

Mon téléphone se met alors à vibrer sur la table. Je profite d’une interruption dans notre conversation pour consulter le message que je viens de recevoir : Dante, mon frère, en est l'émetteur.
“Je suis désolé frérot, c’est la crise, il y a eu un accident sur la voie rapide, c’est le bordel aux urgences ! On remet ça !” Même si je comprends, j’ai du mal à cacher ma déception sur le coup.
Je réponds rapidement un simple :  “Pas de souci, bon courage !”.
"Vous attendez quelqu'un ?"
“Et bien plus personne maintenant. J’étais censé retrouver mon frère après son service mais il travaille aux urgences de Bowen et apparemment il y a eu un accident qui nécessite sa présence donc non, ce soir c’est un tête à tête entre ma pinte et moi-même !” Aucune forme de regret dans ma voix mais tout simplement de l’ironie face à la situation. C’est sûr que j’aurais préféré passer cette soirée avec quelqu’un. Pendant un quart de seconde, j’ai même songé à envoyer un message à Sacha mais j’ai vite ôté cette idée de ma tête…
“Et vous ? Rassurez-moi, ce bouquet n’était pas censé être offert à un date qui vous aurait posé un lapin ?” Quand il s’agit de sortir des vannes, mon cerveau se met en mode pilote automatique. Du coup, j’espère ne pas avoir mis les pieds dans le plat !