beers as a payment. (thad)

En ce jour, t’as peut-être bien passé l’une des meilleures matinées depuis ton arrivée à Bowen. Ou de ta vie, tout simplement. T’as ri, tu t’es lancée dans des activités que tu aurais à tout prix évitées (dommage qu’il n’y ait pas de photos, Perry et tes parents ne te croiront certainement pas quand tu leurs raconteras), t’as fait confiance à un gars que tu connais à peine et t’as maudit ses clients qui ont mis fin à ta distraction. Tu lui as même promis un verre – bien qu’en réalité, tu lui en doives probablement plus vu les services rendus. Ça t’a mise de bonne humeur. Comme jamais. T’as même profité de l’absence de tes adorables colocataires pour danser comme Hugh Grant dans tu ne sais plus quel film exactement. Et là, tu commences à te demander s’il n’y a pas un truc qui cloche chez toi. Tu jettes un coup d’œil sur l’avancée de tes dessins. Satisfaisants. Tu les prends carrément en photo sur ton téléphone si on te pose des questions. Tu peux donc te permettre cette soirée dehors. Short en jean, tee shirt, histoire de te fondre dans le décor. Et tu prends la direction de la plage. Thad t’a assurée qu’il passe régulièrement ces soirées là bas, au bar. Chose promise, chose due – même s’il ne s’agissait pas vraiment d’une promesse – il est là. Tu te glisses à côté de lui, sans faire de bruit. « Alors monsieur-je-suis-le-meilleur-prof… Qu’est-ce que tu bois ? » Oui, les hommes, il faut constamment les brosser dans le sens du poil. Tu fais signe au barman, articules « mojito » et t’installes.

T’as ce petit rire quand il s’avère que tu l’as pris par surprise. Il lui en faut donc peu. À croire que tu allais prendre à la légère cette histoire de bière. Tu essayes de ne pas t’inventer d’histoires, du genre « en fait, il n’a jamais souhaité que tu le rejoignes », même si tu es plutôt douée pour ça. Tu fais face au barman. « Et donc une bière, en plus, s’il vous plait. » Retour sur Thad. Comment lui expliquer que t’as passé une journée plus que bonne sans qu’il te prenne une nouvelle fois pour une folle ou, au final, pour une nouvelle groupie ? Tu prends une inspiration tout en cherchant tes mots. « Plutôt. Je sais pas si c’est le jet ski ou je sais pas quoi d’autre, mais dans le genre intenable et productive, y’a pas mieux. » Si bien qu’un peu désinhibée, tu pourrais reprendre ta super danse, celle de Hugh Grant (non pas sur le comptoir, faut pas trop déconner non plus). Tu ferais fureur, tiens. Tu sors ton téléphone et n’hésites pas à lui montrer tes premières esquisses. Évidemment, t’as fait de ton mieux pour que le personnage ne soit pas trop ressemblant à Thad, mais t’as aussi évité de représenter le cliché du blond sur sa planche. « Et toi, du monde ? » Tu louches sur vos verres qui viennent d’arriver. C’est bien beau de parler, de venir à pieds, mais tu commences à mourir de soif. Tu écrases un peu la menthe au fond de ton verre. Vieille habitude. « Trinquons à… mes nombreuses chutes, certes… et cette jolie matinée. Merci Thad. » Sincèrement. Tu lèves ton verre.

Tu l’écoutes tout en savourant ton mojito. Tu ne connais pas forcément toutes les références qu’il cite – oui bah hein quand on est pas du métier et que votre seul sport est un jogging quotidien, Kelly Slater ça ne vous parle pas forcement – mais tu as une vague idée de ce qu’il a enduré aujourd’hui. Tu grimaces. « Oh mon dieu, non j’ose pas imaginer du tout cette journée. Déjà rien qu’en entendant que je n’étais pas si terrible que ça. » Tu ris, tu lui donnes un petit coup d’épaule comme pour le réconforter, tu es même prête à la lui prêter s’il veut pleurer, s’il a la sensation de toucher le fond. La Poppy mature et altruiste s’apprête à faire son grand retour. « Poor you. Bois donc. » Tu t’écoutes toi même et bois une longue gorgée. Vers déjà à moitié vide. Fuck. Ton sourire disparaît lorsque Thad décide de changer le sujet de la conversation. Tu fixes ton verre que tu viens tout juste de reposer sur le bar. Tu clignes des yeux. Est-il sérieux ? « Ouais, ça… C’est la question qu’on ne pose pas à une demoiselle, normalement. » Tu te mords la lèvre avant de poursuivre. « Vingt six ans ? » C’est pas vraiment un mensonge. « Pour quelques temps encore. » Quelques jours en réalité. Tu soupires. « Et là, c’est le moment où tu me dis que t’as même pas vingt ans, c’est ça ? » Tu t’aventures dangereusement sur le chemin de l’humour. Il ne s’agit même pas de le caresser dans le sens du poil, mais d’une façon générale parler de ton âge te mets autant mal à l’aise que de parler de mecs avec Perry.

D’un côté il a pas tort. Ton poids, tu ne lui donneras jamais sauf si c’était une question de vie ou de mort. Et encore, ça mériterait réflexion. Mais c’est comme ça, l’esprit féminin est quelque peu compliqué sur les bords, ce que tu assumes parfaitement quand tu le veux. Le reste du temps, tu résumes le problème par un « c’est con, mais c’est comme ça ». La fameuse règles des 5C. Tu te préoccupes de ton verre, qui ne demande qu’à être vidé, mais qui te monte déjà à la tête tout en l’écoutant. Il en faut relativement peu pour que tu dérapes, à jouer les sœurs poules avec Perry, t’as pas pris le temps d’entraîner ton foie ou tout simplement ton corps entier. « Attends la règle des trois ans, c’est quoi ça ? » Tu en a jamais entendu parler. Ni même la « règle des trois partenaires sexuels » ou whatever son nom. Tu le fixes avec ce regard presque digne de l’inquisition espagnole et que tu as longtemps réservé à Perry pour savoir où il avait trainé. T’as peut être bien été agent à la CIA dans une autre vie, tiens. Tu finis ton verre. « Enfin si ça te rassure, j’ai vraiment vingt six pour les quelques jours à venir, je le vis déjà assez mal, va pas croire que j’ai trois années de plus. » T’as encore ce petit sourire, cet état d’esprit où tu prends encore tout du bon côté. Puis soudainement, ton sourire se fait la malle, genre assez loin. Tu aurais pu comprendre que sa question n’avait rien de méchant, qu’il n’y avait pas de quoi se vexer, mais voilà « vieille » ça te met dans tous tes états. « Mais tu sais je suis une vieille… qui va finir folle avec tous les chats du quartier. » Et voilà, drunk-depressed poppy est déjà dans la place, à broyer encore plus de noir qu’en temps normal. Non, l’alcool ne t’as jamais trop réussi. C’est pire. Maintenant, il va te trouver chiante alors que ça se passait pas trop mal jusque là. T’as ce don pour plomber une ambiance. Le pire c’est que t’en es consciente et que tu es capable de régler vos verres pour repartir d’où tu viens. Qu’est-ce que ce sera une fois le cap des trente ans passés ?

Tu l’écoutes histoire de ne pas continuer à te morfondre dans ton coin. Tu retrouves même ton sourire, face à cette surprenante et soudaine pipelette, en t’imaginant la scène : le chien faisant ces fameux yeux, ceux que tu as voulu reproduire dans la matinée et auxquels nulle personne dotée d’une once d’humanité n’est capable de résister. C’est mignon. Tu hoches de temps en temps la tête, d’ores et déjà attendrie par la scène et as même oublié ton pseudo chagrin. Il va te prendre pour une girouette, si ce n’est une folle, à changer d’humeur de la sorte. « Ils sont pas bien compliqués les chiens, de toute façon. Ça mange même de la salade et du raisin. » En plus d’être adorables. Les meilleurs amis de l’homme dit-on. Les animaux et toi, c’est une longue histoire d’amour. Ça fonctionne mieux qu’avec les hommes en tout cas, ce qui n’est peut être pas un bon signe dans le fond. À défaut de terminer avec un bipède, tu finiras avec une animalerie. Voilà. Brigitte Bardot en version Bowenienne. T’es comme ça, une fille de bourges avec la main sur le cœur. Tu lui empruntes son verre, une simple demi gorgée pour ne pas finir desséchée. Il n’est pas préférable que tu en demandes un autre au barman, ça te serait fatal pour ce soir. « En tout cas, il a bien de la chance d’être tombé sur toi. » Oui oui, vous êtes passés d’un très court interrogatoire sur vous à une discussion sur les chiens. Vous n’avez bu qu’un verre. Tout va bien dans le meilleur des mondes. « Du coup, t’es plutôt le type solitaire qui s’occupe du chien du voisin et qui se rend souvent ici ? » Retour sur votre vie. T’as soudainement envie d’en savoir plus, le faire parler. Après tout, la curiosité c’est typique de l’esprit féminin.

Aussitôt dit, l’image de ton voisin à la rescousse du chien se volatilise. « Erf j’étais sur le point de croire que tu étais ce super héros, celui qui sauve les chiens en détresse quoi. Mais c’est toujours ça, j’en connais qui aurait pu le laisser. Vraiment. » T’as ce sourire mi-figue mi-raisin, un peu mignon. Ce n’est pas faux ce qui tu viens de dire, mais le cliché du Prince Charmant tu commences à trouver ça lassant au final. Enfin consciente que tu en as toujours trop demandé. « Perfection » ne rime peut-être pas obligatoirement avec bien. « Simple » semble fonctionner. À moins que tu sois (encore) à côté de la plaque. « Tu cherches à ma saouler ? » Et le regard adéquat adressé à Thad pour finir par reporter ton attention sur le barman. « Va pour la bière, aussi. » Tu lâches un rire, lèves les mains : tu t’avoues vaincue cette fois. Avec ça tu devrais bien te tenir sans pour autant finir desséchée comme un pruneau. « Je t’avoue que c’est assez… atypique comme style de vie, mais ça doit te permettre d’être indépendant. J’en suis même un peu curieuse. Pour ce qui est du sentiment d’être toujours entouré, je peux que compatir. » C’est le genre de détail que tu tiens à préciser afin de ne pas passer pour une fille aigrie. « Je vis avec mon frère, sa fille, deux autres filles dont une un peu exhibitionniste sur les bords si j’ai bien compris. Le genre de colocation cool où tu découvres une fois que t’es sur les toilettes qu’il n’y a plus de papier ou au réveil que les placards sont vides. » Mais tu les adores tout de même, parce qu’ils te changent les idées, te tiennent éloignée de la routine et font de ta vie un truc à la fois magique et aléatoire.

Non, c'est certain vous ne vous ennuyez pas. C'est pas la fiesta tous les soirs, mais il y a toujours de l'activité, des rires et même des voix qui s'élèvent. Tu portes ton verre à tes lèvres. « Ton accent ? C'est définitivement pas Australien. C'est quoi l'histoire ? » Tiens, c'est que monsieur est observateur en plus ? Dieu merci que tu as travaillé d'arrache pieds pour ne pas avoir l'accent de tes parents... Dans le sud, c'est plutôt moche à entendre et pas toujours compréhensible tellement les mots sont mâchés. Les étrangers ne vous comprennent pas et les habitants du nord s'en moqueraient presque. « Une longue histoire. Prêt ? » Tu lâches un rire. C'est long en effet. Tu t'accordes une nouvelle gorgée de bière le temps de trouver les mots. « Perry, mon adorable frère, a voulu mettre les voiles et changer d'air. Tu vois le truc ? Sauf que je pouvais pas le laisser partir seul. Il est... un peu inconscient quand il s'y met. Il a pas fait les choses à moitié et Bowen, ou même l'Australie, ça faisait loin de chez nous. » Tu espères ne pas être passée pour la sœur chiante après avoir décrit l'ambience cool et sympathique de la colocation où vous vous êtes retrouvés. Après tout, tu aurais pu le laisser vivre sa vie, continuer la tienne... Et te faire royalement chier là bas. « Américaine, Texane. Je plaide coupable. » Là, tu pries pour qu'il sorte du cliché Dallas et Western : tes parents n'ont rien à voir avec le pétrole bien que leur situation financière soit confortable et tu n'es pas une adepte du rodéo. « Oublie tout de suite le cliché chemise à carreaux, jeans, chapeau et bottes, je t'en supplie. Et toi, entre le surf, la nature, t'es natif du coin ? » Pas moyen qu'il soit américain en tout cas, vivre dans une caravane n'est pas quelque chose que l'on dévoilerait avant tant de facilité.

La dernière fois que tu t'es habillée de la sorte c'était il y a un paquet d'années désormais. Un truc de famille dont tu n'as pas forcément gardé un bon souvenir. Autant tu apprécies l'aspect danse et réunion de famille, autant leurs jeux avec les vaches et chevaux te plaisent moins. « Dommage, en effet. » Tu l'écoutes avant toute l'attention du monde. Tu ne sais pas si ça doit être bien cool comme style de vie, mais ça doit mériter le coup d'être vécu au moins pendant une période de sa vie. La communauté, la proximité, la simplicité, sans chichis. Tu cernes un peu mieux le côté naturel de Thad. « Pas bien bavard... En fait, c'est moi qui vais avoir besoin de te saouler. » Tu te permets même un clin d'œil ? Toi, saouler quelqu'un afin d'obtenir des réponses ? Une grande première. Vous devez être dans une seconde dimension ou un film de sciences fictions. Comme vos activités nautiques de ce matin. Journée hallucination. Et le pire reste à venir... Tu rassembles tout ton courage, ton assurance pour te lancer, parce qu'un mojito et le tiers d'une bière ne suffiront pas, surtout quand on est Poppy Jeffrey. Tu te rapproches un peu de lui, comme s'il s'agissait d'une confidence. « On va faire donnant-donnant. À mon tour, et après tu reprends là où tu t'es arrêté. Je suis trop curieuse, tu peux pas me laisser là, sur ma faim. » Tu fais signe au barman de vous rejoindre. Non non, pas encore un autre verre, même si un shooter de téquila t'aiderait sur le court terme (puis beaucoup moins sur le long terme). Tu lui glisses quelques mots à l'oreille, tout en pianotant sur ton téléphone. Oui... Il y a des morceaux étranges qui traînent dessus. Un échange de regard interrogateur et il accepte. Ouf. Bref, te voilà sur le point de faire des folies, au sens le plus strict du terme. Une dernière grande gorgée de bière, puis tu te hisses sur le comptoir. La musique qui passe maintenant dans le bar doit être des plus ringardes pour la clientèle, pourtant c'est une partie de ton enfance. Ni une, ni deux tu te mets à enchaîner une chorégraphie. À défaut d'avoir la paire de bottes et le fameux chapeau, tu portes quelque chose en jean et tu es encore capable d'enchaîner les mouvements avec souplesse. C'est certainement la chose la plus « périlleuse » que tu saches faire sans te retrouver à plat ventre sur le sol, ou du moins sur le comptoir dans ces circonstances. Le morceau s'arrête, tu t'inclines avant de retourner le plus vite possible à ta place, le plus « ni vue, ni connue » possible. « Alors ? Me prends pas pour une folle, je vais bien et je jure ne pas être si désinhibé qu'on peut le croire. » On pouvait pas faire plus western à Bowen.