j'ai gardé au fond de mon coeur une lueur d'espoir, en ton honneur -r.

Me méfier, toujours me méfier. Parce qu'on ne sait jamais sur qui on tomber. On ne sait jamais qui se cache derrière l'écran. Je n'avais jamais donné d'information personnelle. Jamais révélé quoi que ce soit de trop intime sans savoir qui me lirait. Sauf à elle. Ses questionnements, son témoignage et ses doutes postés sur un forum venant en aide aux personnes de minorités sexuelles ou en questionnements m'avaient profondément touchés. C'est pourquoi je lui avais envoyé un message privé. De fil en aiguille, je lui avais raconté mon propre parcours, je lui avais partagé le fait que j'étais dans la même situation qu'elle à l'exception que la mienne durait depuis vingt ans maintenant. Incapable de faire mon coming-out à qui que ce soit à propos de ma bisexualité. Je voulais tellement leur prouver qu'ils avaient tous eu tort à l'époque de m'insulter de la sorte avec leurs commentaires homophobes. Pourtant, ils avaient tous eu raison. J'étais "fif", "tapette". Du moins une partie de moi l'était. L'autre aimait les femmes. J'avais toujours eu du mal à trouver un équilibre dans ma vie. Je tanguais toujours d'un côté et de l'autre, cherchant en vain à m'arrimer à quoi que ce soit, à qui que ce soit.

Bref, après quelques semaines à nous parler, d'abord de nos questionnements et de notre vécu sur l'orientation sexuelle, puis après d'à peu près n'importe quoi, nous avions décidé de nous rencontrer. Parce que nous vivions tous les deux dans cette petite ville égarée de Bowen, contre toute attente. Voilà pourquoi je me méfiais. Tout cela semblait bien trop une coïncidence pour en être réellement une. Paranoïaque, qu'on avait fait de moi. Maintenant, j'allais m'imaginer que cette cyber-Ally n'était en fait qu'une personne de mon entourage, une connaissance du lycée, qui voulait me couvrir de ridicule encore une fois. Comme si je n'avais pas déjà assez souffert des mots tranchants.

Malgré tout, ne révélant pas trop d'information à mon sujet mais demandant plutôt à la jeune femme de se vêtir de quelque chose que je pourrais reconnaître, je me présentai au point de rendez-vous le lendemain. Ce serait à moi de décider de si je désirais l'aborder ou non. Je pourrais alors reconnaître ou pas ma correspondante. Si je ne la reconnaissais pas, alors il ne s'agissait pas d'une blague. Ou alors une blague si bien planifiée qu'elle en serait cruelle. Arrivé à la place de la ville, place bien trop bondée pour qu'il m'arrive quoi que ce soit, je regardai vers la fontaine centrale et, sur le muret entourant celle-ci, je repérai une jeune femme avec une robe telle qu'elle me l'avait décrite. Après une dizaine de minutes à avancer, reculer, la regarder de loin, je m'avançai finalement vers elle, les mains dans les poches, des yeux incertains et un sourire confus au visage. « Ally ? » Demandais-je, avec une pointe de nervosité.

Le visage d’Ally s’illumina tout d’un coup quand je prononçai son prénom et qu’elle se retourna pour découvrir moi, petit être confus et incertain. Je souris timidement à mon tour, certainement moins étincelant qu’elle. Je n’avais pas ce don de réconforter les autres par mes sourires, mes gestes ou mes mots. J’étais plutôt de nature froide et distante, et ce bien malgré moi. Je n’arrivais pas à jouer le même jeu que les autres lorsqu’il en venait aux contacts humains. Pas que j’étais nécessairement une personnalité diagnostiquée asociale, mais j’en frôlais certainement la plupart des symptômes. Je n’étais pas né ainsi, j’avais appris à le devenir pour mieux me protéger.

Je fus des plus surpris lorsque la demoiselle s’approcha davantage de moi pour m’étreindre, attitude que je n’avais qu’envers les gens les plus proches de moi, mes meilleurs amis, ma famille, de vieilles connaissances. Je ne connaissais rien du tout d’Ally. Je la serrai quand même dans mes bras, un petit sourire amusé au visage, mine de rien. « Euh, je vais bien, ou-oui … » Elle se recula pour écouter ma réponse et visiblement m’examiner un peu plus, vu son regard perçant qui m’observait. « Et toi ? Comment tu vas ? » La jeune femme vivait une période difficile, je l’avais lu dans ses confidences et dans nos conversations. Ainsi, même si elle me répondait qu’elle allait bien, je saurais que ce n’était pas entièrement vrai. Tout comme elle savait que ma réponse à moi était loin d’être la pure vérité.

J’invitai Ally à s’asseoir, par langage des signes, en m’asseyant également. J’aimais bien entendre le bruit de l’eau derrière moi, et le rebord de cette fontaine était bien plus confortable qu’il ne le laissait croire aux passants. Sans ménager mon interlocutrice en parlant de la pluie et du beau temps, j’entrai dans le vif du sujet en me remémorant une réflexion que j’avais eue durant la matinée : « Tu sais, il n’y a pas que le bleu et le rose. » Elle me dévisagea avec interrogation. Je penchai légèrement la tête sur le côté. « Ton pseudo. Pinkorblue. Y’a pas que le bleu et le rose. Il y a le jaune, le vert, le rouge, le orange, et toutes les autres couleurs … » Je souris. J’essayais de lui faire comprendre que l’orientation sexuelle n’était pas un concept dichotomique. Il s’agissait d’un continuum et aucun être humain ne se situait exactement à la même place qu’un autre, en fait. Nous avions chacun notre expérience, notre schème de pensée. « Tu voudrais aller boire un thé, un café ? » Je pointai d’un coup de menton le petit bistro en face, où des gens prenaient un verre sur la terrasse. Je passais du coq à l’âne, c’était bien moi ça. Le chaos dehors comme en dedans.

Je souris devant cette facilité qu'avait Ally à se dévoiler, dans tout son bonheur ou toute son incertitude. Sur Internet, elle avait parlé de ses peurs. Là, devant moi, elle me disait tout ce qui lui passait par la tête, m'apprenant candidement qu'elle n'avait pas beaucoup mangé aujourd'hui et qu'elle mourrait de faim. Des détails futiles, des détails inutiles, mais étrangement le fait qu'elle s'ouvre à moi même pour un rien me faisait sourire. Me rendait plus léger. Je n'étais pas de ces gens-là, à saluer le premier passant et à demander des nouvelles des parents de l'autre. J'étais constamment dans ma carapace, à me cacher de tout, à me cacher de moi. Quand, à ma façon, je tentai d'engager la conversation en parlant de ma vision de l'orientation sexuelle, Ally se contenta de sourire. Sans plus. Je m'empressai alors de rompre ce malaise que je ressentais en l'invitant à aller boire quelque chose sur une terrasse. En me levant, je rigolai devant la grossièreté de la jeune femme. « Je crois qu'ils ont de bons plats bien gras et salés, si c'est ce que tu entends par cochonneries. » Je lui jetai un coup d'oeil par-dessus mon épaule, souriant légèrement. Nous arrivâmes finalement au bistro du coin et je choisis une petite table ronde un peu en retrait des autres, afin que des oreilles indiscrètes ne se mêlent pas à notre conversation des plus intimes. Elle s'assit en face de moi et, à sa remarque, je ne saisis pas trop le sens du "pauvre" dans l'expression "pauvre ami", mais je ne bronchai pas. « J'espère pouvoir avoir des réponses pour toi ... malheureusement tu ne te trouves pas devant l'homme le plus expérimenté sur cette thématique, tu sais ... » Toujours un peu mal assumé malgré que je savais maintenant qui j'étais, du moins sur le plan de l'attirance amoureuse et sexuelle.

Je souris en regardant Ally du coin de l'oeil alors qu'elle salivait presque à l'idée de manger son repas peu recommandé par nutritionnistes et autres spécialistes de la nourriture santé. Ce ne serait pas moi qui la jugerais de manger ce qu'elle désirait. Je trouvais cela au contraire très beau à voir. Pour ma part, j'aimais également le plaisir de manger, par contre je m'imposais souvent des limites. Je ne saurais trop dire pourquoi. Garder la forme, on va dire. Même si je n'en faisais pas une obsession. Bref, j'avais choisi une table assez éloignée afin que nous puissions parler en toute liberté de ce que nous voulions, que ce soit en lien avec l'orientation sexuelle de l'un ou l'autre ou non. J'avisai déjà Ally que je n'étais pas le meilleur candidat pour la guider dans son cheminement, moi qui n'avais toujours pas vraiment cheminé depuis que je savais que j'avais une attirance envers les deux sexes. « Pas expérimenté du tout, plutôt. » Avouais-je avec un mince sourire à la fois désolé et honteux, même si je savais que ces sentiments n'avaient pas lieu d'être. La jeune femme sembla surprise. Aucun de nous deux n'ajouta quoi que ce soit sur le moment, puisque le serveur arriva avec deux verres d'eau. Il prit rapidement nos commandes alors que j'avais à peine eu le temps de consulter le menu - je choisis le premier choix intéressant que je vis. Dès que le serveur s'en alla avec nos menus, Ally se pencha vers moi et me posa la question qui lui brûlait les lèvres. Je secouai la tête aussi timidement qu'elle avait demandé cette information. « Non, jamais. Même pas juste un peu, commencer, rien ... Pas avec un homme. » Avec les femmes, oui. Quelques-unes, quand même. Qui se comptaient sur mes doigts, mais quand même. Avec les hommes, c'était différent. « Je trouve plus difficile d'approcher un homme ... sans doute la peur que l'autre ne soit pas également ... tu vois ... intéressé. » Avouais-je. J'avais tellement reçu d'insultes à l'égard de mon orientation sexuelle lorsque j'étais jeune, moment où je ne pensais même pas être bisexuel d'ailleurs, que j'en gardais un traumatisme.