your special feat Naveen

Une autre soirée, un autre ennui mortel. Les murs bien trop petits, bien trop vides de l’appartement de Naveen ne suffisaient plus à contenir sa solitude. Elle se répandait partout, s’immisçait dans chacune de ses sorties, lui rappelait que le silence qui meublait sa vie était le résultat de sa fuite. De son abandon de son pays natal mis de côté par tous, et maintenant même par lui. Naveen ne supportait plus ce silence, car il lui rappelait qu’autrefois les rires de ses enfants et les réprimandes de sa femme fusaient de toute part dans sa maison, sa vraie maison, celle qui n’était maintenant plus que ruines, sans aucun doute. Soir après soir depuis quelques semaines, Naveen venait donc à ce bar, l’endroit le plus animé passé vingt-et-une heure. Quand il n’était pas de service au volant de son taxi, le syrien y venait pour se laisser submerger par les conversations ambiantes. Il n’écoutait pas, pas vraiment, mais il entendait. Il entendait des rires, il entendait des voix, il entendait la vie. C’était bien ça, le plus important. Qu’il y prenne part ou non, à ces conversations, pour le moment Naveen ne s’en souciait guère. Tout ce qu’il désirait, c’était se changer les idées et faire en sorte que le brouhaha du bar taise ses douloureux souvenirs qui passaient et repassaient dans sa tête tels des films d’horreur trop réalistes. Parce qu’ils étaient bel et bien réels, au fond. En cette fin de journée, Naveen prit donc place au même tabouret, s’accouda encore une fois au comptoir et attendit qu’on s’adresse à lui. Il n’était pas du genre à essayer d’attirer l’attention. À la limite, il préférait presque disparaître, lui qui avait pourtant si longtemps lutté pour sa survie et celle de sa famille. Mais maintenant que cette dernière n’existait plus, à quoi bon s’acharner ? Finalement, ce fut la femme blonde qui s’approcha de lui et qui prit sa commande. « Je voudrais juste un verre d’eau, s’il-vous-plaît. » Demanda-t-il de son accent arabe encore prononcé. Elle le toisa un moment du regard avant d’hocher la tête et d’aller lui chercher ce verre d’eau, alors qu’autour d’eux les bières en fût coulaient à flot. Naveen ne buvait pas d’alcool, ne l’avait jamais fait. « Merci. » Répondit-il quand la demoiselle revint avec le verre plein. Elle s’intéressa alors à lui, plus que le temps de sa commande, ce qui était une première. « Euh … Naveen. » Dit-il, hésitant, avant d’ajouter : « Et vous ? » Après tout, c’était elle qui avait relancé la conversation.

Naveen redressa ses épaules, jusqu’alors penchée vers l’avant comme si tout le poids du monde reposait sur son dos, quand la jeune femme qui se trouvait de l’autre côté du comptoir lui tendit la main en se présentant. Elle avait beau dire que le prénom de Naveen était original, le sien l’était tout autant, à ses yeux. Ou alors peut-être étaient-ce des prénoms bien normaux de là où ils venaient respectivement, et que leurs différences de culture se confrontaient alors. « Le vôtre l’est aussi. Je n’avais jamais entendu ce prénom avant ce soir. C’est joli. » Se permit-il d’ajouter, comme une politesse en même temps. Il ne voulait pas s’arrêter au simple fait que ce prénom lui était inconnu, car alors elle aurait pu croire qu’il ne trouvait pas cela beau, et Naveen créait assez de malaise là où il allait juste pour son accent. Il faisait donc bien attention à ce qu’il pouvait dire. Après tout, dans les dernières années, l’islamophobie avait été en grande montée et partout où les musulmans allaient, ils recevaient des regards de haine, des paroles de jugements, et pire encore. En tant qu’homme musulman célibataire, tout droit sorti d’un pays où des groupes armés terrorisaient le monde entier, Naveen attisait sans doute bien des craintes. Il avait, en quelque sorte, le profil parfait du terroriste. Ce n’était pas du tout le cas, et ça le détruisait qu’on puisse penser cela de lui. Toutefois, la blonde en face de lui ne semblait animée par aucune peur, que de la bonté. D’ailleurs, quand elle lui tendit la main pour serrer la sienne, le syrien demeura un moment surpris avant de finalement accepter ce premier contact. Elle lui demanda alors comment il allait. « Je … je vais bien. » Mentit-il. S’il pouvait avoir, l’instant d’une soirée, un semblant de normalité, alors pourquoi pas. « Et vous ? » Il avait l’impression que tout ce qu’il faisait, c’était lui renvoyer les mêmes questions. Naveen avait passé les derniers mois seul dans sa tanière, alors il était difficile pour lui de savoir comment agir avec les australiens.

Naveen esquissa un sourire. Deux prénoms hors de l’ordinaire, certes. Cette femme était vraiment souriante, pleine d’entrain. Difficile de conserver son visage dur et fermé devant autant de dynamisme. Peu à peu, Naveen commençait à se décontracter, à apprécier un peu plus ce moment. Finalement, le son de sa voix se mêlait à ceux des autres. Il n’était plus qu’un simple spectateur des conversations et du bruit, il y participait. C’était une grande première à Bowen, lui qui était toujours laissé à l’écart des foules, des discussions. Il appréciait que cette jeune femme lui démontre un peu d’intérêt, même si peut-être était-ce son travail de le faire. Il ne savait pas. Après lui avoir demandé comment il allait, Eibell sembla deviner l’hésitation dans sa voix et comprendre qu’il ne disait pas tout à fait la vérité. Naveen balaya l’air du revers de la main, en secouant doucement la tête. « Ce n’est rien. C’est compliqué. » Compliqué était un euphémisme. Si seulement elle savait toute l’horreur qu’il avait pu traverser. Si seulement lui savait ce qu’elle aussi avait vécu de son côté. Deux âmes meurtries par la cruauté de l’Homme. La blonde affirma bien aller pour sa part, et lui renvoya tout de suite une question sur sa présence à Bowen. « Non, ça doit se voir par mon accent, pas vrai ? » Il esquissa un sourire, bien conscient que ses origines arabes se devinaient facilement lorsqu’il parlait anglais. « Je suis arrivé il y a moins de quatre mois, maintenant. Mais je suis en Australie depuis six mois. » Ses premiers mois avaient été passés en détention, en attendant qu’on ait fait des recherches à son sujet, et qu’il ait été déclaré sécuritaire à recevoir au pays. « Les gens, le bruit, la vie. Je n’aime pas trop être seul chez moi, c’est vide et silencieux. » Avoua-t-il. Puis, gêné que les projecteurs ne soient que sur lui, il lui demanda : « Vous travaillez ici depuis longtemps ? » Faire la conversation n’était pas donné à tous.

Du peu qu’il avait entendu autour de lui, tout le monde dans cette ville semblait avoir une vie plus ou moins compliquée. Naveen aurait peut-être préféré se retrouver à un endroit en Australie où le soleil n’était pas seulement au-dessus de sa tête mais aussi dans le regard des gens autour. Pas que cette barmaid n’avait pas un sourire contagieux, mais si elle aussi avait une histoire compliquée, alors ce n’était qu’une de plus dans le quartier qui avait des démons et des fantômes du passé. Des histoires sombres qui ne permettraient certainement pas à Naveen de s’alléger des siennes. Il esquissa malgré tout un sourire, il n’était pas là pour juger ou pour comparer, chaque personne venait avec son bagage de vie. Il fallait faire avec. « À ce rythme, on pourra bientôt former un club ! » Se permit-il de répondre quand même, penchant légèrement la tête avant de la redresser et de boire une gorgée de son verre d’eau. Eibell lui souhaita finalement la bienvenue dans cette ville qu’il n’habitait que depuis quelques semaines, à ce moment-là. « Merci beaucoup ! Et merci pour l’accent, aussi. J’ai parfois l’impression d’avoir arabe écrit sur le fond à cause de ça, mais si ce n’est pas aussi prononcé que ça, tant mieux … » Avoua-t-il avec un léger rire, ayant fait le mouvement de main pour désigner les lettres sur son front, avant de laisser son bras retomber doucement sur le comptoir. « Faire profil-bas ? Vous n’aimez pas vous faire remarquer, vous non plus ? » Demanda-t-il avec un léger sourire, même s’il se doutait fort bien que ça n’était pas pour les mêmes raisons que lui. Naveen, lui, voulait disparaître parce qu’il avait l’impression qu’on l’associait à un réfugié extrémiste, de ceux qui menacent à tout moment de foutre le chaos et d’exploser, ou de s’exploser, carrément.

Naveen haussa les épaules à la question de la jeune femme, comme désillusionné, résolu, abattu. Il jouait avec son verre entre ses mains, songeant à toutes ces rencontres qu’il avait pu faire, même en moins de deux semaines. « J’ai l’impression que cette ville est une sorte d’aimant à âmes errantes, en quelque sorte, oui. Ça explique pourquoi je me suis retrouvé ici, contre toute attente. » Alors qu’aucun pays n’ouvrait ses portes pour des réfugiés comme lui : plus vieux, de sexe masculin, célibataire ou veuf. Le profil-type à éviter. Celui qui représente la menace. Le chaos. Et pourtant, un ange à Bowen avait décidé que Naveen y avait sa place, et il commençait à de mieux en mieux comprendre pourquoi. « Mais je ne demande qu’à ce qu’on me prouve le contraire, vous savez. » Rectifia le syrien, ne voulant pas avoir le rôle défaitiste en plus de tous les autres rôles qu’il endossait depuis son arrivée. Quand Eibell blagua quant à la propreté de son front, Naveen sourit, osa même rire un peu. « Où avez-vous voyagé ? » Demanda l’homme, lui qui n’avait parcouru autant de kilomètres en si peu de temps que pour fuir la guerre. Malgré cette différence, d’autres points semblaient unir Naveen et Eibell, comme leur désir de disparaître, d’une manière ou d’une autre. « C’est une façon de le voir … » Avoua Naveen. À lui, on lui posait tellement de questions sur son passé, quand il osait révéler ses origines, qu’il avait l’impression que l’histoire de son peuple était devenu la sienne et qu’il n’avait plus vraiment place à la réserve. « Oh, vous savez … il y a fort longtemps que je ne sais plus comment m’amuser. » Lâcha Naveen, une esquisse de sourire au coin des lèvres. « Disons que … je ne suis pas forcément le bienvenu, pas aux yeux de tout le monde … » Tout ça pour une histoire de politique, qui manquait un peu d’humanité.

La question de la jeune femme prit Naveen au dépourvu. Certes, il s’était retrouvé ici, mais cela ne signifiait pas qu’ailleurs aurait été mieux. Il n’en avait aucune idée, Naveen, de l’endroit où il aurait préféré se rendre. « J’aurais surtout préféré ne pas avoir à partir de chez moi ! » Finit-il par dire, non sans une pointe de nostalgie et de tristesse dans la voix. Il avait encore le mal du pays, après tout il n’était pas en sol australien depuis bien longtemps. « Je préfère largement votre perception. Et j’espère que vous avez raison, et que j’y trouverai un semblant de paix. » Une paix davantage intérieure qu'extérieure. Il ne faisait aucun doute que Bowen était plus paisible qu’Alep, en ces temps difficiles. Ce n’était même pas comparable. Ici, Naveen pouvait sortir dehors sans craindre pour sa vie et celle de ses proches. Ici, Naveen pouvait dormir sur ses deux oreilles sans entendre les bruits menaçants au dehors. Ici, Naveen n’avait pas peur qu’une bombe lui tombe sur la tête. Il n’y avait que les rares pluies australiennes qui tombaient du ciel. Eibell lui parla alors de ses propres voyages, ceux qu’elle avait fait pour le plaisir ou le travail peut-être, et non pas pour fuir la guerre. Il rêvassa en pensant à ces endroits qu’elle énumérait avec tant de légèreté. « Je n’ai pas beaucoup voyagé. Je suis resté en Syrie toute ma vie. » Annonça-t-il. De toute façon, avec sa famille, Naveen n’avait pas eu cette envie de partir à la découverte du monde. Son monde, il était chez lui, avec sa femme et ses enfants, et il n’avait plus jamais eu besoin de plus. Le néant qui l’habitait aujourd’hui était donc insondable. « Je pense que vous avez raison. Que ce sont les stéréotypes, occasionnés par la peur. Mais il reste que ça m’affecte au niveau individuel, et je ne peux rien y faire. » Qui était-il pour déconstruire autant de haine ? Certes, il pourrait prouver aux autres qu’il était un homme bon, mais réussirait-il à faire changer d’avis à tout le monde autour de lui ? Sans doute pas. Certains étaient tellement ancrés dans leurs mentalités. « Mais je m’en sortirai. On ne peut pas être aimé de tout le monde. » Il esquissa un sourire. Certes, il aurait préféré qu’on ne l’aime pas pour des raisons valables et justes, mais c’était hors de son contrôle.