For Blue Skies + Naveen & Fleur

Les vagues sont plus belles sous un soleil matinal. Ce soleil, bien que timide, réchauffe le cœur.  Il adoucit le vent léger mais frais. Fleur admire cette infinité, la mer d’un bleu topaze. La plage de Bowen n’a jamais été aussi magnifique.  Sa perception des choses est bien différente depuis qu’elle est affaiblie par la maladie.  Jamais elle ne s’est sentie aussi privilégiée de pouvoir respirer et profiter de tout ce que la terre lui apportait. Plus que tout, elle ressentait l’envie de vivre pleinement au jour le jour.

Malgré l’évidence de ce fait, Naveen avait encore bien du mal à se faire à l’idée que ce soleil vers lequel son regard était rivé était le même que celui qui brillait au-dessus de sa tête lorsqu’il se trouvait encore en Syrie. Plus rien n’était pareil. Là-bas il y avait certes eu la peur, la terreur, qui avait vicieusement contrôlé son existence et celle de sa famille pendant des années. Mais au moins il n’y était pas seul. Ils étaient tous dans le même bateau, là-bas. L’entraide qu’ils s’apportaient avait la même finalité. Ce soleil qui plombait sur la ville était une sorte d’espoir parce que chaque fois que celui-ci se levait, cela signifiait qu’ils avaient réussi à survivre une journée de plus. Ici, en Australie, ce soleil était loin d’avoir cet effet presque euphorisant lorsqu’il pointait les premières lueurs de ses rayons à l’horizon. Ce soleil qui aurait pourtant dû le réchauffer ne faisait que lui rappeler la froideur de son existence depuis qu’il avait mis les pieds à Bowen. Naveen s’y sentait et s’y savait seul, complètement seul. Ses pas le menèrent jusqu’à cette ligne où les vagues mourraient contre le sable. Il avait retiré ses chaussures, voulant sentir la terre et le sable contre sa peau cornée. Il s’arrêta là, droit comme un piquet, détournant enfin le regard de ce soleil accablant, pour poser les yeux sur une jeune femme à quelques mètres de lui, qui fixait l’horizon mais avec une certaine sérénité au visage, contrairement au trouble qui animait le sien. L’espoir et le désespoir, et une si fine ligne entre les deux.  

La plage de Bowen reflétait toute la beauté d’une carte postale. Paris semblait si loin, et pour une fois, Fleur ne ressentait aucune mélancolie. Elle était sereine. Rien ne pouvait la troubler, pas même sa maladie qu’elle avait oublié. Près d’elle, un homme fit son apparition. Il était grand, brun, à la barbe épaisse. Quand elle croisa son regard, Fleur perçut en lui une certaine tristesse. Habituellement, elle n’aurait pas osé aborder un inconnu. Mais elle eut un élan de compassion, qui la poussa à le faire.

- Le paysage est magnifique, n’est-ce-pas ? demanda t-elle d’une voix douce et paisible.

Elle ne sait pas bien si elle arrivera à le faire parler. Il sera tout à fait dans son droit de ne pas prêter attention à elle. Néanmoins, Fleur tenait à décrocher au moins un petit sourire.

Dès que leurs regards se croisèrent, le sien fuit pour retourner se poser sur l’horizon. Il se sentait gêné, honteux de s’être ainsi imposé à elle en rentrant dans ce moment qu’elle semblait partager avec elle-même. Il n’avait tout simplement plus l’habitude de voir des traits si calmes, si paisibles. C’était troublant et beau à voir en même temps. Naveen plongea ses mains dans les poches de ce nouveau pantalon acheté dès son arrivée, pour combler les tiroirs qui autrement auraient été plutôt vides. Pour l’aider à s’installer, il avait une année complète d’aide du gouvernement pour se remettre sur pieds. Il osait croire que ce serait suffisant. Il osait croire que, d’ici-là, il aurait une vie qui lui appartenait. Une vie qui ne l’obligeait pas à dépendre de différents acteurs sociaux qui lui étaient inconnus. Perdu dans ses pensées, pensant que la femme à proximité de lui était elle aussi retournée dans les siennes, il sursauta tout légèrement quand il entendit sa douce voix s’élever dans l’air. Naveen s’était habitué au silence, depuis son arrivée en sol australien. Il hocha la tête, la regardant un court moment avant de contempler ce paysage dont elle lui parlait. Si la mélancolie ne l’habitait pas, elle, Naveen en était submergé. « Magnifique, oui. » Répondit-il avec son fort accent. Son anglais commençait toutefois à se faire plus fluide. « J’ai tant aimé la mer. » Ajouta-t-il, sans savoir où cette réflexion menait. Tout ce qu’il savait, c’est qu’autrefois la mer avait été signe de liberté, d’aventures, de nouveaux mondes. D’espoir. Ce dernier l’avait habité longtemps encore quand il pensait à la mer, jusqu’à ce que celle-ci lui prouve le contraire. Qu’elle n’était pas porteuse d’espoir mais bien de malheur. Elle lui avait arraché sa famille, elle lui avait arraché sa dernière chance. Il ne voyait plus que ça lorsqu’il la regardait.  

Le bruit des vagues et la beauté du ciel l'apaisait. Comme si ce paysage avait des effets aussi puissants  qu'une injection de morphine. Fleur se sentait bien, détendue.  La vue lui rappelait à quel point elle n'était qu'un grain de sable sur cette terre.

Rien ne l'empêchait d'aborder cet inconnu près d'elle, pas même sa timidité. Elle perçut un accent, dur, lointain. Elle ne sut pas bien en définir la provenance mais elle était bien certaine qu'il ne s'agissait pas d'un accent européen. L'homme avait plutôt le physique typé méditerranéen. Il a tant aimé la mer. Ce sont ses mots. Dans l'incompréhension, Fleur fronça les sourcils. Peut-être était-ce une erreur de conjugaison de sa part et qu'il voulait dire qu'il aimait la mer?

- Excusez ma curiosité, mais vous venez d'où? demanda t-elle avec douceur.

Elle espérait qu'il n'y voit aucune impolitesse de sa part.

Son regard posé sur lui semblait le détailler, et même si Naveen n’osa d’abord pas la regarder de nouveau, il sentait ses yeux scruter doucement ses traits. Étrangement, cela n’avait rien d’agressant ou d’envahissant. Il se sentait simplement mal à l’aise d’être ainsi regardé par une femme. Ce ne fut que lorsque la demoiselle reprit la parole que Naveen s’autorisa à plonger son regard dans le sien de nouveau, afin de lui démontrer son écoute. Évidemment, la question qui brûlait les lèvres de tous était de savoir d’où cet étranger provenait et, surtout, ce qu’il venait faire à Bowen. Tous les clients de la banquette arrière de son taxi ou presque s’étaient aventurés sur la question. Une sorte de tentative de small talk, comme on dit. Mais le silence reprenait sa place de choix dès que Naveen affirmait venir de la Syrie, leur apprenait son statut de réfugié, même sans directement mettre les mots sur son état. Les gens savaient. Et certains préféraient ignorer. Le trentenaire baissa un moment les yeux, ayant momentanément le désir de ne pas être celui qu’il était, de ne pas lire la pitié ou la peur dans le regard de cette femme, mais il reprit bien vite le dessus sur sa honte. Naveen n’avait pas à se cacher. Il n’avait pas fui aussi longtemps pour se cacher ensuite. « Je viens de la Syrie. Je suis arrivé il y a trois mois. » Cela expliquait son anglais approximatif, son accent encore dur et fort, sa désorientation, sa mélancolie. « Je ne pense pas avoir à expliquer le reste ... le pourquoi. » Lâcha-t-il en esquissant un faible sourire. L’humour n’avait jamais été son fort, et encore moins après les blessures qu’il portait encore en son cœur. Et sur un sujet pareil, il n’y avait aucune matière à rire.
 

L'homme venait donc de Syrie. Sa vie de cancéreuse lui semblait insignifiante alors. Fleur, elle risquait de mourir. Même si elle ne l'avait pas encore accepté, la situation du syrien était de loin bien pire que la sienne. Car lui, il avait sans doute perdu des proches ou de la famille. Ses yeux ont du voir des choses horribles, des atrocités que les médias ne nous révèlent pas à la télévision.

- Je vous rassure, votre accent n'est pas si terrible.

Elle sourit à moitié.

- En revanche, ce que vous avez vécu a du l'être.

Son regard se fit plus sérieux, fixant l'horizon entre la mer et le ciel. Il n'avait peut-être pas envie d'en parler. Néanmoins si elle ne l'aurait pas signifié, elle aurait prit cela comme une grossièreté de sa part. Et auquel cas il aimerait vider son sac, ou simplement se confier, elle voulait être à son écoute.

Un sourire, franc cette fois, se dessina sur les lèvres de Naveen. C’était probablement les paroles les plus réconfortantes qu’un étranger lui avait dites depuis qu’il était en Australie. Mis à part Cleo, le syrien n’avait pas encore trouvé de personnes sur qui compter, avec qui parler, tout simplement. Il vivait dans une solitude pesante et étouffante, incapable d’aller vers les autres, incapable de se défaire de cette carapace que la peur avait formée autour de lui. « C’est gentil. Je n’ai pas la chance de pratiquer beaucoup mon anglais. » Avoua Naveen, sans vouloir s’attirer son empathie ou sa pitié. Peut-être ne comprendrait-elle-même pas qu’il disait cela parce qu’il passait ses journées dans un silence accablant. Ce qui le guettait, Naveen, c’était de tomber dans l’oubli. Comme tous ces autres syriens, réfugiés ou encore au pays. La jeune femme reprit en disant qu’en revanche, ce qu’il avait vécu devait l’être. Si terrible. Leurs regards à tous les deux se voilèrent tout d’un coup, s’assombrissant en même temps que le ciel. Le soleil se cachait déjà derrière le premier nuage de la journée. « Ça l’était. » Il baissa les yeux. « Et c’est toujours aussi difficile, de se dire que pour moi c’est peut-être terminé, mais que jour après jour, ça continue, là-bas … » Et que lui n’y était pas. Et que lui avait fui. Et que sa famille n’avait pas réussi à le suivre, ou plutôt que lui n’avait pas réussi à assurer leur protection jusqu’à ici. Alors oui, Naveen était maintenant en sécurité, ici, du moins davantage qu’en Syrie. Mais c’était quand même loin d’être terminé, autant pour les autres que pour lui. Dans sa tête, les images traumatisantes, les regrets et la souffrance, ne cessaient de lui rappeler tout ce qu’il avait perdu. Tout ce qu’ils avaient perdu. « J’aimerais pouvoir porter l’espoir que j’ai vu dans votre regard. » Lâcha Naveen en relevant les yeux vers elle. Cet espoir, il le porterait pour le monde entier, ce monde qui allait si mal, ce monde qui ne tournait pas rond.
 

Le syrien n’avait pas la chance de pratiquer beaucoup son anglais, ce qui laissait supposer Fleur qu’il ne fréquentait pas grand monde. Peut-être n’était-il pas sur la terre australienne depuis suffisamment longtemps pour cela. Ce qu’il dit ensuite l’attrista. Le plus effroyable, était que jour après jour la guerre continuait même si pour lui tout était terminé. Elle acquiesça ses dires, d’un signe de la tête. Pendant un moment elle chercha des mots réconfortants, mais elle n’y parvint pas. Rien ne pouvait compatir la peine qu’il pouvait ressentir. Il était loin de la guerre, loin d’évènements terribles. Il est fort probable que sa famille soit encore là-bas, ou pire encore, qu’il l’ait perdu. Fleur n’osait imaginer ce qu’il avait vécu et ce qu’il ressentait au quotidien.

Son combat à elle, était bien différent. Elle vivait son cancer comme on monte dans des montagnes russes. Un jour tout va bien on refait surface vers le ciel, et puis l’autre jour, on descend dans une chute vertigineuse. Ce fut quand il lui dit qu’il aimerait porter l’espoir qu’elle avait dans ce regard, qu’elle trouva instinctivement de quoi répliquer.

- La vie nous donne toujours une seconde chance qui s’appelle demain, dit-elle avec douceur les yeux fermés.

Un proverbe qu’elle chérissait tant depuis l’annonce de sa maladie.

- Vous pouvez perdre votre portefeuille, vos cheveux, votre courage. Mais ne perdez pas espoir, non. L’espoir est le pilier et l’essence d’une vie.

Les yeux rivés vers l’horizon de la mer azur, elle afficha un regard insistant. Fleur est persuadé que ses paroles ne puissent réconforter le syrien. Néanmoins elle aura parlé avec le cœur.

Dès que Naveen parla de l’espoir dans le regard de cette femme, elle lui répliqua sans hésiter un proverbe qui serra le coeur du syrien. Il se la répéta dans sa tête, ses lèvres bougeant doucement comme s’il la murmurait, alors qu’aucun son ne sortait de sa bouche. « Demain. », fut le seul mot qui résonna, qui s’éleva dans l’air, brisant ce court silence durant lequel ils s’étaient regardés, comme pour s’apprivoiser, comme pour se déchiffrer le temps d’un regard. La demoiselle continua et énuméra tout ce que l’homme pouvait se permettre de perdre, mais l’espoir était l’essence et le pilier de la vie. Si on perdait espoir, on se perdait soi-même. En toute honnêteté, Naveen n’avait plus aucune idée d’où il se trouvait. Dans ce brouillard qui l’entourait, qui l’étouffait, il avait bel et bien l’impression d’avoir baissé les bras depuis son arrivée. Ce qui aurait dû être un nouveau départ, était plutôt la fin de lui-même. « J’essaie de garder espoir pour les autres. » Ajouta-t-il, réalisant que même s’il pensait avoir personnellement atteint une impasse, cela ne signifiait pas qu’il devait arrêter de se battre pour les autres, pour ceux qui avaient peut-être encore une chance, une famille, un avenir. Naveen ne songeait pas qu’aux gens en Syrie, même si inévitablement ses pensées se dirigeraient constamment vers ces gens qui avaient besoin d’espoir plus que jamais. Il songeait également au reste des humains peuplant ce monde. Cette femme y compris. Après tout, si elle puisait en elle-même autant d’espoir, c’était sans doute parce qu’elle avait sa propre lutte à mener. « Pour quoi, ou pour qui, portez-vous cet espoir avec autant de force ? » Osa-t-il alors demander. Il n’avait pas l’impression de la déranger, et elle, elle ne le dérangeait pas. Cette conversation pourrait peut-être les soulager tous les deux, d’une certaine manière.
 

La vie nous donne toujours une seconde chance qui s’appelle demain. Fleur le voit, muer de ses lèvres sa phrase. Elle ne sait pas bien s’il en comprenait le sens, mais pour appuyer ses propos elle précisa qu’il pouvait perdre son portefeuille (car les choses matérielles n’ont aucune valeur), ses cheveux (et là elle pensa aux siens car elle allait bientôt faire une chimiothérapie), son courage (car nous ne sommes que des êtres humains), mais il ne devait pas perdre espoir.

Et c'est qu'il essayait. Garder espoir pour les autres. Fleur pressent que le syrien lutte énormément pour cela. Ce qui est tout à fait normal. Il devait être hanté par ses souvenirs et ses questionnements sur l’avenir. Il avait peut-être laissé là-bas de la famille, des proches, des voisins. Et lui, était là, bien vivant.

- Vous faites preuve d’humilité. C’est un acte très brave de votre part, assura-t-elle.

Pour quelqu’un qui avait vécu des atrocités, Fleur sait bien que quoi qu’elle dise rien ne pourra réconforter le syrien. Néanmoins, elle essaie, à sa façon. Elle se sent en confiance, elle a envie de se confier autant que lui s’est confié à elle.

- Je suis malade… Un cancer des poumons.

Elle pinça ses lèvres, les yeux brillants, pour afficher ensuite un beau sourire. C’était toujours émouvant d’annoncer une telle nouvelle, et ça même à un inconnu. Mais plus que tout, elle ne voulait pas s’apitoyer sur son sort. Alors Fleur gardait son sourire et cet air paisible. Le calme de l’océan l’envahissait.

- Voilà pourquoi... Je suis reconnaissante... Que la vie me donne chaque jour une seconde chance, qui s’appelle demain.

De nouveau, elle se tourna vers lui et lui demanda :

- Je m’appelle Fleur, et vous ? Quel est votre nom ?

Après de telles confidences, ils pouvaient bien se présenter en bonne et due forme.

Brave était un adjectif que Naveen avait de plus en plus de mal à s’attribuer depuis qu’il avait décidé de fuir son pays, depuis qu’il avait laissé derrière lui ceux qui se battaient encore pour la paix et la liberté. Ceux qui étaient prêts à mourir pour ne pas laisser la Syrie disparaître complètement dans la noirceur. À ses yeux, il n’était pas brave, il était lâche, et cette pensée le frappait un peu plus à chaque jour. Pourtant, dans le regard sincère de son interlocutrice, il voyait bien qu’il ne s’agissait pas que de paroles en l’air, pour le réconforter seulement. Elle le pensait. Sans doute n’avaient-ils pas la même vision par rapport aux décisions de Naveen. Sans doute avaient-ils une manière différente d’interpréter ses actions. « Merci. » Répondit-il tout simplement, ne sachant pas vraiment quoi dire d’autre, même si la remercier pour ce commentaire lui semblait plutôt déplacé. Naveen ne savait pas encore totalement comment gérer ce qu’il avait vécu et comment l’aborder avec les autres. Le conflit syrien n’était pas perçu de la même manière par tous. Le réfugié demanda alors à la jeune femme ce qui la poussait vers l’espoir, elle. Ou plutôt, vers quoi son espoir la conduisait. Sa réponse prit Naveen de court. Et pourtant, elle arborait toujours un magnifique sourire. Un cancer des poumons, à un si jeune âge, s’attaquant à une femme qui à priori avait l’air d’être bien en santé. « Alors je prierai pour vous. Pour que la vie vous donne encore et encore de nouvelles chances, de nouveaux lendemains. » Fut la réponse de Naveen. Et il le ferait. Il garderait, à chacune de ses prières, une pensée pour cette jeune femme pleine d’espoir rencontrée sur la plage. Pour Fleur. « Naveen. » Lui apprit-il à son tour. C’est ainsi que de parfaits étrangers devinrent quelque chose de bien plus, partageant une souffrance, une peur, qu’ils tentaient tant bien que mal de refouler afin de laisser place au meilleur. Eux aussi y avaient droit. Au même titre que tout le monde. 
 

- Merci, fit-elle à son tour en baissant légèrement sa tête.

Si Dieu existe ou si le karma existe, la vie pouvait tout de même être parfois injuste. Jusqu’à présent Fleur ne réalisait pas la chance qu’elle avait d’avoir simplement des déceptions amoureuses dans sa vie. Aujourd’hui elle risquait de la perdre, cette vie. L’ironie du sort est qu’elle avait enfin trouvé l’homme parfait. Maxwell. C’était pour cette raison qu’elle arrivait à être sereine. Au moins, elle l’avait lui.

Ils venaient tous deux de s’ouvrir sur des points sensibles, des plaies encore fragiles, ils avaient donc toutes les raisons de vouloir apprendre à se connaitre. Du moins, au moins leurs prénoms respectifs. Fleur et Naveen se présentèrent.

- Naveen, répéta t-elle lentement, dans un sourire. Ça sonne bien. J'aime bien. Je crois bien que c’est la première fois que j’entends ce prénom.

Sera sûrement la dernière aussi. Elle ne le précisa pas, car elle n’avait pas très envie de parler de la fatalité de son cancer. De toute façon il n’y avait pas grand-chose à dire là-dessus. Rien de bien positif en tout cas. Elle préférait accorder plus d’importance à l’histoire de Naveen. La curiosité avait une petite place dans ses intentions, mais surtout, elle avait envie qu’il se confie à elle autant qu’elle, elle s’est confiée à lui.

- Est-ce que ça serait trop douloureux si vous me racontiez ce qu’il s’est passé, Naveen ? Comment vous vous êtes échappé ? demanda t-elle avec son habituelle douceur.

Un hochement de tête anima le corps de Naveen, brièvement, alors que Fleur le complimentait sur son prénom. « Merci. Ce n’est pas un prénom très populaire en Syrie non plus, alors ça ne me surprend pas. » Que ce soit la première fois qu’elle l’entende, voulait-il dire. Il n’avait aucune idée des origines de ce prénom, du désir qui avait habité ses parents de le nommer ainsi à sa naissance. Ce n’était pas une question que l’homme leur avait posé durant son enfance. Ce n’était plus une question qu’il pouvait leur poser à présent, maintenant qu’ils n’étaient plus de ce monde. La jeune femme, Fleur, toujours dans cette délicatesse qui habitait ses moindres faits et gestes, lui demanda alors une partie de son histoire. Ce qu’il s’était passé, comment il avait pu échapper à la guerre civile qui détruisait son pays, et ceux qui l’habitaient encore. « Ce sera toujours douloureux, je pense. Je n’en ai jamais parlé à qui que ce soit, en fait … » Deux affirmations qui n’avaient pas de lien, mais qui étaient venues à l’esprit de Naveen. Ce serait toujours douloureux, en pensée comme en paroles, alors aussi bien tenter l’expérience de se confier à quelqu’un qui se trouvait à l’extérieur du conflit. Peut-être que ça le libérerait d’un certain poids. « On a dû partir de nuit … » Commença-t-il à expliquer, se replongeant dans des images de ce moment tant attendu, mais aussi tant appréhendé. « Essayer de traverser la frontière de jour, c’est signer son arrêt de mort. Que ce soit les rebelles ou les militaires du régime … Y’aura toujours quelqu’un pour empêcher le passage. » Et pour empêcher, c’était de leur tirer dessus. « Il faut voyager léger. Parce qu’on a des kilomètres à parcourir. Il faut tout laisser derrière. » Continua-t-il, avant de fermer les yeux, incapable de reprendre la parole. Naveen avait réellement tout laissé derrière, maintenant qu’il était arrivé ici. Même sa famille. 
 

Fleur se tut. Il n'avait jamais raconté son histoire, il avait donc de bonnes raisons de ne pas le faire avec une inconnue. Néanmoins il le fit, elle eut beaucoup de mal à contenir sa peine pour Naveen. Elle en regrettait presque de l'avoir poussé à lui témoigner ce qu'il lui était arrivé. En l'écoutant, elle l'imagina. Elle l'imagina, lui, fuir de nuit dans un brouillard de sable et de terre. Il n'avait sans doute qu'un petit sac à dos ou une simple veste, car il disait qu'il avait voyagé léger. On ne peut pas vraiment appeler ça un voyage, pensa Fleur à elle-même. Son coeur se brisa à sa dernière phrase. Il avait ouvert une plaie douloureuse, et pour ça, Fleur s'en voulait terriblement. Pendant un moment elle resta silencieuse, les yeux brillants.

- Vous étiez seul? se risqua t-elle de demander, avant de déglutir.

La question était épineuse, elle en avait conscience. Cet homme avait l'air assez âgé pour être marié et avoir des enfants. Quand il disait avoir tout laissé derrière  parlait-il de sa famille? Elle n'osa pas le lui demander plus précisément. Au contraire à la seconde près qu'elle avait posé cette question, elle fut rongée de regrets et se précipita de rajouter :

- Je suis désolée, je voulais pas... Si vous voulez arrêtez d'en parler...

Elle comprendrait, voulait-elle dire.