Le monde ou rien + Henri

It's a small world
Quelle journée ! Samuel s'était levé à l'aube pour être sur place le plus tôt possible, comme il était convenu. Il avait passé sa journée à bouger des meubles et des cartons pleins pour remplir le camion qui partait pour l'autre bout du Queensland, là où ils allaient commencer une nouvelle vie avec leur propriétaire. Il avait pensé à ses propres affaires, toutes restées dans son appartement Londonien, de sa voiture flambant neuve jusqu'à la moitié de ses caleçons, qui servaient peut-être à son locataire du moment, celui qui lui permettait de rester propriétaire de ce logement bien trop luxueux pour ses moyens alors que lui n'avait pris qu'une seule valise en s'envolant pour l'Australie. Presque un an qu'il était arrivé ici, ce voyage qui devait être un simple séjour provisoire se rallongeait au fil des semaines, il avait réussi à changer son visa et il vivait de petit boulots. Aujourd'hui il était donc déménageur, demain il serait peut-être barman pour une nuit ou deux, c'était bien loin du confort de son fauteuil duquel il était sensé écrire son futur livre, mais ça payait sa nouvelle vie au soleil et c'était le principal. Ce soir il avait mal au dos, il était cassé de partout, mais il avait passé une bonne journée avec des gars sympas et ils avaient terminé au Elm street pour prendre un verre. Visiblement Sam avait été bien accepté par la petite bande de collègues qui semblaient bien se connaitre, il était du genre sociable et pas timide alors ce n'était pas un problème pour lui de nouer des liens. Ils ne deviendraient peut-être pas ses meilleurs potes mais ils pourraient rester en contact, qui sait, ça pourrait servir. En fin de soirée, alors que chacun avait payé sa tournée et que tous se préparait à rentrer retrouver sa petite vie familiale ou de célibataire, le britannique se dit qu'il pourrait tenter d'écrire un chapitre ou deux, histoire de se donner bonne conscience. Et ce fut quand il s'était décidé et qu'il allait régler sa note, qu'il croisa un visage connu. Henri ?! Accoudé au bar l'américain semblait ne pas l'avoir vu, il s'en approcha en se frayant un chemin dans le monde. Dickerson, pour une surprise ! Qu'est ce que tu fais à Bowen ? Il avait croisé la route de l'agent une ou deux fois dans sa vie et ils avaient bien accroché, venant tous les deux du monde littéraire, ils étaient resté en contact mais jamais Pohl n'aurait pensé le croiser en Australie, le monde était visiblement bien petit. Tu es seul ? Je te dérange peut-être en plein rendez-vous... Enfin il n'y avait aucune jolie fille à côté de lui, mais dans le doute.

— Samuel ! m’exclamai-je, c’est pas croyable, le monde est petit !
Le monde était petit en effet, et je commençai à en prendre conscience depuis que j’avais posé ma botte sur le sol Australien. A New York, je pouvais passer plusieurs jours à vadrouiller dans la ville sans croiser une tête connue. Pourtant, depuis que j’étais à Bowen, j’avais l’impression de ne faire que cela : croiser des têtes connues. C’était incroyable, à un point parfois que cela me semblait irréel. Il m’arrivait souvent de croiser du monde, avec mon travail, mais en vérité, je n’étais plus habitué au même rythme depuis que j’étais au pays des kangourous. Il n’y a pas si longtemps, je parcourais les fêtes mondaines, courrait assister à des réunions éditorial, participer à des déjeuners, faisait acte de présence lors de salon littéraire. C’était d’ailleurs lors de l’un de ses évènements que j’avais rencontré Samuel Pohl. Lui et moi avions tout suite accrochés, je le considérais d’ailleurs comme un ami. J’avais essayé plus d’une fois, d’ailleurs, de le convaincre de me prendre comme agent, il n’avait jamais cédé. Pas encore du moins, car s’était mal me connaître de penser que je pouvais baisser les bras. Les challenges, j’adorais ça ! Samuel était un auteur de talent, j’avais lu et adoré tout ces livres, mais n’avait plus rien lu de lui depuis un moment ? N’écrivait-il plus ? Travaillait-il sur un gros projet ou avait-il simplement besoin de faire une pause ? Je mourrais d’envie de lui poser la question. Plus tard, au cours de la conversation, peut-être.
— Je suis venu retrouver mon petit frère, répondis-je, il…vit ici depuis plus de quatre ans maintenant.
Je servais cette explication à tout le monde depuis quelques jours, et si elle était en partie vraie, il m’apparaissait clair à présent que j’étais venu à Bowen pour me retrouver moi-même.
— Oh, ne t’en fais pas, je suis seul ce soir. Mais dis-moi, et toi alors ? T’en as marre de Londres ou tu es juste de passage ?

Pour Samuel, sa nouvelle vie Australienne était signe de renouveau, il ne connaissait pour ainsi dire personne ici, il repartait de zéro, si Olivia l'avait suivi dans sa folle aventure au départ, elle était partie puis revenue, en faisant suffisamment la girouette pour que le blond continue son bout de chemin sans se soucier d'elle, lorsqu'elle serait décidée, ils composeraient peut-être tous les deux mais pour l'instant il était seul. Alors il devait se faire des amis, au moins des connaissances histoire de ne pas trop s'ennuyer et ce n'était pas bien compliqué pour lui. Il s'était inscrit à la salle de sport, il sortait et avec ses différents jobs, en plus de son naturel engageant au quotidien auprès des commerçants ou de n'importe qui dans la rue, il était facile pour lui de nouer le dialogue et de se faire apprécier. Mais ce soir il croisait une tête connue et mine de rien ça faisait du bien, on avait beau dire, c'était bien beau de raconter son histoire et de tout recommencer à zéro avec des étrangers, c'était tout de même agréable de s'asseoir près de quelqu'un qui vous connaissait un minimum et de partager des souvenirs communs. Henri était donc une vieille connaissance depuis le temps, l'éditeur l'avait courtisé longtemps pour devenir son agent mais jamais Sam n'avait cédé et à force ils en étaient devenus amis. Drôle d'amitié me direz-vous mais ça fonctionnait pas mal, surtout parce que les deux hommes ne se prenaient pas la tête et que cette petite guéguerre était totalement anodine. Ton petit frère, sérieusement ? C'est drôle, je suis venu rencontrer mon grand frère ! Les coïncidences étaient surprenantes, parfois. Il prit alors place à côté de l'américain et quand le serveur s'approcha pour savoir ce qu'il prenait, bien que ce ne soit pas vraiment raisonnable, il demanda une bière pour trinquer avec son ami. Un peu des deux je dirais. Rien ne me retenait à Londres, je crois que j'avais besoin d'un nouveau souffle et puis quand j'ai enfin retrouvé la trace de mon frère j'ai pris un billet allé, sans retour. Ca fait quelques mois que je suis là maintenant et je n'ai aucune envie de retrouver la grisaille de l'Angleterre si tu veux la vérité ! Il lui offrit un grand sourire, entre le crachin britannique et le soleil australien il n'y avait pas photo. Lorsque sa bière fut servie ils trinquèrent volontiers. Et alors tu l'as retrouvé ton frère ? Tu es ici pour quelques temps ?

Je n’avais pas vraiment choisi de venir en Australie, ou du moins, je n’avais pas vraiment choisi la destination et encore moins la petite ville de Bowen qui était à mille lieue de New York. J’étais un citadin dans l’âme et j’avais eu du mal, au début, à me faire à l’ambiance – relativement calme et très décontractée, en comparaison à celle de la Big Apple – mais il faut croire qu’on s’habitue à tout, pire qu’on y prend goût. Bowen m’avait changé, ou plutôt avait changé mon mode de vie. Si, à New York, je vivais pour le travail, plus que je ne vivais tout court, ce n’était plus tout à fait le cas, ici, sur le sol australien. Je travaillais encore en tant qu’agent d’auteur, bien sûr, et mon job me passionnait toujours autant, malgré tout, j’avais appris à ralentir, à prendre du temps pour moi. Chose qui ne m’étais pas arrivé depuis des lustres. Cela ne me faisait pas de mal, au contraire. Même si, je devais aussi l’avouer, mon travail m’apportait un certain plaisir, et si une partie de celui-ci me forçait à garder la tête plongée dans des contrats aux clauses multiples et difficilement déchiffrables à la première lecture, une autre me permettait de rencontrer tout un tas de gens, du milieu littéraire principalement, dont majoritairement des auteurs. Samuel faisait partie de ceux-là. Par ailleurs, je le considérais d’avantage comme un ami que comme une simple connaissance. Il m’avoua être venu retrouver son frère à Bowen, comme moi. La similitude de nos histoires me fit sourire. C’était une drôle de coïncidence en effet.
— T’es injuste avec Londres, plaisantai-je, il doit bien faire beau…un ou deux jours par an, non ?
Je le charriai évidemment. Pour avoir séjourné à plusieurs reprises dans la capitale anglaise, je pouvais témoigner que les jours de beaux temps étaient plus nombreux que ce que les légendes ne le laissaient croire. Malgré tout, si Londres avait hérité du surnom « Le Grand Brouillard », ce n’était pas sans raisons non plus. La pluie, en effet, était plus rare à Bowen, beaucoup plus rare. Quand la question de Samuel me ramena à Florian, je quittai malgré moi mon air jovial. J’essayai toutefois que cela ne se remarque pas de trop. Ca n’était pas vraiment mon genre de m’étaler.
— Ouais, je l’ai retrouvé. Quand il y a un port dans le coin, ce n’est pas difficile de chercher Florian. Il n’est forcément pas loin. L’eau, ça a toujours été son truc. Il a un bateau, d’ailleurs, il propose des escapades en mer aux touristes d’après ce que j’ai compris.
Inconsciemment, je passai ma main sur le tatouage que j’avais sur l’avant bras. Une ancre marine que j’avais fait encré en l’honneur de mon cadet.
— Et toi, alors, ton frère ? demaindai-je pour détourner l’attention.

Quand il y vivait, Samuel ne se plaignait jamais de Londres, de son climat, de sa perpétuelle agitation. Il adorait cette ville et l’impression qu’il pouvait y devenir qui il voulait s’il s’en donnait les moyens. C’était facile, de l’aimer, après avoir passé les premières années de sa vie sur une île minuscule battue par les vents et les marées, une île qu’il avait adoré comme haït, selon les périodes de sa vie, mais qui resterait toujours dans son cœur. En vérité Samuel ne le montrait pas mais il était attaché aux lieux qui avaient été les théâtres de sa vie, mais il y avait des périodes comme ça où tout plaquer lui semblait être la seule issue possible. Et partir en Australie pour retrouver son frère avait été le prétexte idéal pour tout recommencer une nouvelle fois, à l’autre bout du monde. Ca ne durerait peut-être pas, il n’avait fait que quitter chaque île pour une autre, plus grande, même si à Bowen il avait n’avait pas encore embrassé cette impression de grands espaces, la ville lui semblait si petite, comparée à la capitale britannique, alors peut-être finirait-il par se lasser de cette vie d’éternel vacancier ou bien irait-il découvrir les autres richesses de ce pays dont il ignorait tout. Pour l’instant il se sentait bien ici, il verrait plus tard quand le vent tournerait. Plutôt une dizaine, allez soyons sympas ! Mais j’lui en veux pas, elle est belle, Londres, ça fait juste du bien de changer d’air. Le comportement d’Henri était étrangement paradoxal, il semblait ne pas être si heureux que ça de retrouver son frère, pourtant quand il parla de son bateau et de ses activités, il passait sa main sur ce tatouage que Samuel découvrait et qui semblait être en rapport avec lui, un bateau, une ancre, il ne fallait pas être expert pour le comprendre. Visiblement leur relation était conflictuelle, mais Pohl se gardait de dire quoi que ce soit, son ami ne semblait pas vraiment enclin à en dire davantage et c’était son choix. Alors tu vas repartir, maintenant que tu as trouvé ce que tu voulais ? Parce qu’il fallait bien dire que pour un New-Yorkais, vivre à Bowen ça ne devait pas être très exaltant. Mon frère est flic, du genre névrosé j’ai l’impression. Je l’ai rencontré, à mon arrivée y a quelques mois, mais il m’a pratiquement repoussé. En gros s’il se sent prêt un jour il reviendra vers moi… mais c’est pas gagné. J’attendais pas grand chose de lui en vérité. Mais c’est pas forcément l’accueil que j’espérais. Alors c’est peut-être un peu pour lui que je reste ici, j’en sais trop rien. Il baissa son regard sur sa bière puis haussa les épaules. Enfin au moins j’ai pu te croiser, c’est plutôt un bonne chose en fait, qu’il me fasse gamberger un peu ! Il fallait toujours voir le positif, le blond n'était pas du genre à se laisser abattre.

Je n’étais pas vraiment du genre à me plaindre du climat londonien, d’abord parce que je trouvais que la grisaille donnait un charme particulier à la capitale anglaise et ensuite parce que, étant natif du Canada, j’avais déjà vu pire, et beaucoup beaucoup plus froid. Bien qu’évidemment, Londres et Toronto n’avaient rien de comparable. Et puis, il ne faisait pas toujours beau non plus à New York. Dans tous les cas, je n’étais pas vraiment un animal à sang chaud, je préférai de loin les climats froid ou tempéré. J’allais donc devoir m’acclimater – dans tous les sens du terme – à Bowen. De toutes façon, je n’avais pas décidé d’amener sur le sol australien pour des raisons météorologiques. Mais j’étais certain qu’on s’habituait à tout. Même aux insectes…
— Non, je vais rester, répondis-je à Samuel, enfin pour le moment, c’est pas prévu que je reparte. Ca risque d’être un peu compliqué avec le boulot, même si je suis censé pouvoir le faire de n’importe où…être sur place pour négocier des contrats, ça aide quand même.
Je bus une gorgée de ma bière et l’écoutait me parler de son frère. La famille était un sujet important pour moi, douloureux parfois aussi. Flo et moi avions été si proche enfin, et si différent une fois devenu adultes que j’en venais parfois à me demander à quel moment le fossé s’était creuser. Malgré tout, j’avais l’impression que Bowen nous offrait une seconde chance, et j’étais prêt à la saisir cette fois.
— Les frères, dis-je, une fois que l’écrivain eut terminé son récit, on pourrait êtres des pages entières dessus…d’ailleurs, ça fait longtemps que j’ai rien lu de toi, t’en es où ? T’as un projet en cours ?

Alors tu travailles ici maintenant ? Tu as des contrats avec des auteurs locaux ? Samuel n'était jamais contre parler de leurs métiers en commun, ça l'intéressait beaucoup, sauf quand on lui prenait la tête avec son prochain roman qui peinait à sortir de son imagination et qu'il était loin de pouvoir coucher sur papier pour l'instant. Il adorait son job, il ne se serait pas vu faire autre chose dans une vie rêvée, mais il détestait la pression qui allait avec le succès, les obligations auprès de sa maison d'édition, le rendement, comme si on pouvait pondre un nouveau manuscrit tous les neufs mois. Pour lui ça ne fonctionnait pas comme ça, il avait besoin de temps de laisser une idée germer dans sa tête, de s'approprier les personnages. Il n'était clairement pas l'auteur le plus rentable, mais il s'en foutait pas mal. La réflexion d'Henri arracha un sourire au blond, les frères ouais... lui avait attendu et espéré le sien toute sa vie, il l'avait idolâtré pour finir sur un autre continent à l'autre bout du monde simplement dans l'espoir d'avoir enfin un contact avec lui, cet homme visiblement dérangé, alcoolique et instable. Ils avaient mené des vies bien différentes tous les deux et les épreuves semblaient les avoir éloigné encore plus. Il avait raison, Dickerson, on pouvait écrire des pages et des pages sur le sujet, d'ailleurs ça pourrait être une idée, un thriller sous fond de querelles fraternelles... décidément, cette rencontre était vraiment intéressante pour Pohl, de plus en plus même. Non... tu as dû t'arrêter à mon second et dernier roman, il y a, hmm, au moins trois ans. J'me suis un peu reposé sur mes lauriers et puis là... j'arrive plus à écrire. Si tu croises mon éditeur favori tu lui diras que je suis en pleine écriture par contre ! Il me met la pression pour que je sorte quelque chose.

Ce que je faisais ici, maintenant. Bonne question. En réalité, j’avais agis par instinct le jour où j’avais décidé de prendre mon billet, sans retour, pour l’Australie. J’avais agis parce que ma vie à New-York, je l’avais compris avec le recul, ne me convenait plus telle qu’elle était. Je m’étais menti, à moi-même, pendant de nombreuse année et le jour où j’avais décidé d’affronter la vérité avait été douloureux. D’abord parce qu’il m’avait renvoyer à la figure la culpabilité que j’éprouvais – et que j’avais longtemps refouler – d’avoir trahi mon frère, de ne pas l’avoir soutenu dans un moment de sa vie où il en avait eu le plus besoin. J’étais venu à Bowen pour le retrouver, lui, certes, mais aussi pour me retrouver moi-même en fin de compte. Pour ce qui était du travail, cela s’avérait plus compliqué que je ne l’aurais cru, de travailler à distance, même si mes partenaires de travail me faisaient confiance et me confier encore des contrats, ne plus être sur place compliquait légèrement les choses.
— Oui, quelques-uns, confiai-je à Samuel, dont un jeune auteur, notamment, qui m’apparaît assez prometteur. Enfin…pour être honnête, je sais plus vraiment où j’en suis niveau boulot. Peut-être…peut-être que…créer ma propre maison, ici. Travailler pour moi, je crois que ça a toujours été mon but au final.
Je réfléchissais à mesure que je parlais. En réalité, ce projet n’était qu’un rêve pour l’instant, un rêve que je n’avais quasiment jamais verbalisé, hormis avec Ally, une amie de New-York, et collègue de travail que j’avais retrouvé ici, à Bower.
— Oui, c’est ça, j’ai lu ton dernier. Et j’ai adoré. Mais je comprends ton ressenti et la pression…je suis pas sûr que ce soit très productif. Mais…si jamais l’idée te plairait d’écrire pour moi, un jour, je pense qu’on pourrait trouver une manière différente de travailler.
Je lui adressai un sourire en coin. Samuel savait que je le convoitais depuis des lustres, et cela avait toujours été un jeu en nous. Malgré tout, ma proposition était très sérieuse.

La réponse que me donnait Henri était intéressante, un nouveau départ, un nouveau challenge, il semblait un peu paumé niveau travail et pourtant il n'en avait pas peur, prêt à repartir à neuf et ça donnait à réfléchir. Samuel avait écrit quelques pages d'un pseudo nouveau roman, pages qu'il n'avait pas sauvegardé parce qu'il savait que ça ne donnerait rien de bon. Des idées d'intrigues il en avait plein, il en notait régulièrement de nouvelles pour ne pas les perdre. Mais des idées on pouvait en avoir tout un tas, n'importe qui pouvait en avoir en fait, ça ne faisait pas du premier venu un écrivain, encore moins un écrivain à succès. Parfois il lui arrivait de se dire qu'il avait eu de la chance pour le premier roman et que le second avait été une réussite grâce au succès du premier, parce que celui-ci lui avait donné l'envie de plus de succès, de plus de reconnaissance, de plus d'argent. Mais à présent que tout ça était passé, derrière lui, il avait tout à refaire et il savait que s'il annonçait la parution d'un nouveau livre beaucoup allaient l'attendre au tournant. Il avait les épaules pour la célébrité et la réussite, mais pas pour la pression que mettait ce troisième roman sur ses épaules gonflées à grand renfort de fonte mais finalement bien maigres quand il s'agissait de courage. Peut-être était-ce donc cette frousse qui faisait fuir son inspiration, peut-être autre chose. Mais la vie à Bowen était si douce, ici il ne ressentait quasiment aucune pression et c'était agréable, bénéfique même, peut-être que s'il se laissait aller à cette douceur de vivre il réussirait à écrire sans se poser de questions, comme était venu le premier roman et il était probable que ça confirmerait qu'il n'était pas qu'un amateur qui avait eu de la chance mais bien un écrivain qui pouvait être fier de sa plume et de son succès... mais tout ça restait hypothétique, tant qu'il n'avait aucun papier à rendre. C'est peut-être alors ta chance de te lancer, t'as raison, il faut toujours de nouveaux challenges ! Et voilà qu'avec les encouragements de Samuel, Dickerson venait à lui faire du charme, un peu de rentre dedans de bonne guerre, pour lui proposer de venir travailler pour lui. Il y avait toujours eu ce rapport de séduction professionnelle entre les deux hommes, un écrivain à succès et un éditeur de renom, il ne pouvait pas en être autrement, mais ça faisait toujours sourire Pohl qui refusait à chaque fois les propositions de son ami. Néanmoins cette fois-ci il ne savait pas pourquoi, il sentait comme l'envie de lui demander de lui en dire plus, de se laisser tenter comme s'il pensait que pour lui aussi ce serait bénéfique d'avoir un nouveau départ. Je pèse lourd, Dickerson, trop lourd pour un petit indépendant qui débuterait, tu le sais bien. Il savait aussi que sa cote avait baissé ces dernières années puisqu'il n'écrivait plus. Il faudrait que tu rachètes mon nom à Pearson et tu sais aussi bien que moi qu'Edward ne me laissera pas filer si facilement. Il sourit, de toutes ses dents, il savait que cette conversation ne mènerait à rien mais il avait toujours aimé négocier. Il joua avec sa boisson avant d'avaler une gorgée.

J’aimais assez les challenges, c’était vrai. C’était d’ailleurs ce qui m’avait valu une réputation de requin dans mon milieu, à tel point qu’un éditeur, en me voyant représenter un auteur qu’il convoitait, se faisaient des sueurs froides avant même les premières négociations. Pour moi, le mot « impossible » était un moteur, Samuel le savait sans doute. Un sourire accroché au visage, je bus une gorgée de ma bière, puis émis un léger rire.
— Je sais très bien ce que tu pèses, Pohl, rappelles-toi ta soirée de lancement au salon de New-York…t’étais saoul comme une barrique et je t’ai porté jusqu’à ton taxi…rien que pour ça, tu me dois un manuscrit !
J’éclatai de rire en lui donnant une tape amicale sur l’épaule. Samuel ne faisait pas parti des auteurs que j’avais déjà eu l’honneur de défendre, pourtant, ça n’était pas faute de lui suggérer de m’engager à chaque fois que nous nous voyions. J’admirais le talent de cet homme, j’avais lu ses livres avec passion et si j’avais parfaitement conscience qu’il ne pourrait sans doute pas écrire pour moi, à moins d’entamer de lourdes négociations, qui me couteraient probablement très chères en prime.
— Plus sérieusement…je sais que je ne peux pas encore m’offrir une plume comme la tienne mais…j’ai déjà repéré quelques auteurs prometteurs et ça me motive, je crois.

Oh ouais, il s'en souvenait de cette soirée ! Du moins de son début et du lendemain matin qui faisait mal au crâne. A l'époque Samuel était en haut de la vague, il était l'un des auteurs les plus en vue du moment, chouchou du public pour sa belle gueule, encensé par la critique pour sa plume différente, courtisé par les professionnels parce qu'il pouvait rapporter gros. Il en avait profité de cette époque bénie, où rien ne lui était refusé, où tout lui était ouvert, il avait l'impression d'avoir l'Europe à ses pieds et puis le monde lui était même offert lors du lancement de son livre outre-Atlantique, à New-York, rien que ça. Ce soir là il avait pris un bain de foule, un bain de champagne et puis surtout une sacré cuite. Il s'était amusé comme rarement en claquant le fric de sa maison d'édition sans compter. Et Henri était à ses côtés, il avait ramené une fille rencontré quelques jours plus tôt au salon du livre, Zara, une américaine belle à se damner mais cette soirée il ne l'avait pas fini avec elle parce qu'il était trop saoul et que son ami éditeur avait porté tout son poids pour le laisser s'échouer dans un taxi, il était incapable de se rappeler comment il avait rejoint son lit d'hôtel. Sacrée soirée, sacrée époque. Il rit en se remémorant ces souvenirs et l'ironie de la chose. A présent ils se retrouvaient tous les deux dans un bar un peu sombre à l'autre bout du monde, à boire de la bière plus ou moins bonne, l'époque n'était plus vraiment la même il fallait dire. Sûr que je t'en dois une... je tâcherais de m'en rappeler ! Mais il fallait plus que ça pour que Sam cède aux avances de l'éditeur. C'était toujours agréable d'entendre que sa plume était bonne, même s'il en doutait de plus en plus, à force d'attendre que l'inspiration revienne. Certes il était doué, Pohl, mais peut-être qu'il n'était pas fait pour vivre de ce talent, ça ne s'inventait pas de pondre un roman par an. C'était trop de pression pour lui. Alors tant mieux. Je suivrais ça de près. Ecoute, j'vais pas tarder je crois. C'était sympa de te trouver ici et j'espère qu'on se recroisera, enfin Bowen c'est pas bien grand alors j'en n'en doute pas trop.