so this is me swallowing my pride standing in front of you saying i'm sorry for that night (woody)

Elle s'était absentée. Deux semaines. Elle en avait eu besoin. Besoin de fuir, comme toujours, besoin de faire taire la douleur. Fuir son quotidien, fuir ses démons, fuir ce qu'elle faisait de mal. Elle s'était évadée, la tête qui tournait, lourde, entre ses problèmes sentimentaux et sa plus grande honte : la façon dont elle avait traité son héros. Ça paissait, ça faisait lourd dans son coeur, elle n'arrivait plus à fonctionner normalement. Et elle était revenue, la tête aussi lourde qu'à son départ, comme quoi fuir ne lui faisait sans doute plus rien, autant de problème sur ses épaules qu'au départ. Et elle avait remué la situation. Entre elle et Woody, rien ne s'arrangerait si elle ne prenait pas les devants, si elle ne le forçait pas à sortir de son négativisme qui commençait à peser lourd. Alors, elle s'était rendue chez lui, sans l’aviser, sans s'annoncer d'avance, mais cette fois, elle ne toqua pas, n'enclencha pas la sonnette de la porte. Elle utilisa le double de la clé qu'elle avait en cas d'urgence, s'infiltra dans la maison de son frère, maison qui était dans le même lamentable état que la dernière fois qu'elle y était venue. Le désordre s'était accumulé, les choses trainaient, il y faisait noir comme la nuit alors que dehors, le soleil tapait sur la maison. Les stores et les rideaux bloquaient les fenêtres, l'empêchaient de prendre contact avec le reste du monde. Et tout ça représentait sans doute bien encore l'état dans lequel Woody se sentait intérieurement. Il n'avait pas cheminé, pas encore. Et il avait besoin de sa soeur, sans même le savoir, pour l'aider à voir l'espoir au bout du tunnel. Le silence régnait dans la maison, seuls les pas de la journaliste trahissaient le bruit du néant alors qu'elle s'avançait dans la maison à la recherche de son frère. « Woody ? », qu'elle cria, de peur qu'il n'y soit pas. Mais en même temps, où serait-il ? La porte de la chambre était fermée, Nevaeh soupire avant d'y entrer, réveillant surement au passage son aîné. « Il est midi, c'est plus l'heure de dormir », siffla-t-elle en s'avançant dans la pièce pour ouvrir les rideaux, laissant le soleil entrer dans la chambre alors que Woody peinait à regarder devant lui, aveuglé, sans doute, par la lueur des rayons. Elle s'avança, un sourire déterminé aux lèvres, vers son lit, lui retira la couverture. « Hop, on sort d'ici », fit-elle en trouvant son jean sur le sol et en lui balançant sur le torse. « Habille-toi, Woody, j't'amène faire un tour. Ça fait combien de temps que t'as pas pris un bain-de-soleil ? » Elle lui lança un clin d'oeil avant d'ajouter. « Je m'en fiche de ce que tu me diras, t'as pas le choix de venir avec moi. » Elle ne lui laissait pas le choix, Nevaeh. S'il fallait, elle le sortirait du lit à coups de pied dans le derrière ou en tirant sur son lobe d'oreille. Aujourd'hui, ils avaient besoin de se retrouver, de se ressourcer, et rien de mieux pour leur endroit favori, la crique de Bowen, pour le faire.

@woody rutkowski

Il ne l’aurait même pas su, Woody, que sa sœur était partie, qu’elle s’était évadée encore une fois de cette pression que son frère mettait sans cesse sur elle, comme un étau qui se refermait autour de sa gorge. Il ne l’aurait pas su si ce n’était des autres Rutkowski, qui eux aussi se donnaient comme mission de ne pas laisser Woody à lui-même, et de le tenir au courant de ce qui se passait dans la vie extérieure aux quatre murs de la maison du trentenaire. Ce qui avait fait le plus mal, en fait, c’était de savoir que Nevaeh était partie avec Alex. Tous les deux, son frère et sa sœur, étaient partis pour Los Angeles sans le prévenir. Adelaïde était-elle au courant ? Avait-elle été invitée mais avait tout simplement décliné pour des raisons personnelles ? Woody aurait été le seul de la fratrie Rutkowski à avoir été mis de côté de cette aventure ? Ça l’avait blessé, tellement blessé, mais bien sûr il ne pouvait en vouloir qu’à lui-même. Son comportement auprès de Nevaeh avait été horrible, il le savait. Il avait regretté chacune de ses paroles mais évidemment, le physiothérapeute ne l’admettrait pas. Pas de lui-même, pas en faisant le premier pas. Alors plutôt que de reach out et de téléphoner à Nevaeh ou de lui envoyer un message, si jamais elle était toujours là-bas, Woody avait préféré se refermer un peu plus sur lui-même. Puis, il y eut cette rencontre inopinée avec Freja à l’hôpital, et sa semaine de retour au travail en remplacement de son associée, et sa rencontre avec Alma. Et il remonta lentement la pente. Très lentement. Ses antidépresseurs y étaient peut-être pour quelque chose. Malgré cela, l’homme avait encore du mal à prendre le dessus sur ses émotions négatives et même s’il faisait des efforts et que ceux-ci semblaient porter fruits au moins un peu, Woody ratait rarement une occasion de rester couché au lit alors que le soleil plombait au-dessus de Bowen. C’était le cas ce matin, ce midi, peu importe. Il n’entendit pas Nevaeh lorsqu’elle l’appela ou monta les escaliers jusqu’à sa chambre. Ce fut la clarté découverte quand sa sœur ouvrit les rideaux qui le tira brusquement de son état léthargique. « What the fuck ! » Grommela-t-il en remontant la couverture sur ses yeux, mais Nevaeh s’empressa de la lui retirer du corps au complet. Il se retrouva en caleçon. « Non mais ça va pas !? T’aurais fait quoi si j’avais été nu ? » N’importe quelle raison était bonne pour se plaindre. Nevaeh ne semblait toutefois pas prête à écouter quoi que ce soit de ce qu’il avait à dire. Elle lui lança ses vêtements dessus et l’incita à s’habiller pour qu’ils allaient faire un tour. Woody soupira, mais obtempéra, enfilant son t-shirt alors qu’il était encore assis dans son lit. « Hier, alors j’peux me reposer aujourd’hui ? » C’était vrai, il était sorti hier. Bon, pour se rendre à la clinique et en revenir dès qu’il le put, mais quand même. Ça aussi, Nevaeh s’en ficha. « Aller où, exactement ? » S’enquit-il en se levant du lit pour enfiler son pantalon.

Il ne l'aurait pas su, c'est vrai, parce qu'elle ne cherchait pas à le blesser au passage, même si elle avait été odieuse dans ses paroles la dernière fois qu'ils s'étaient vus. La vérité, c'est qu'elle avait eu besoin de s'enfuir de son quotidien qui l'écrasait. Oui, il y avait eu Woody dans l'équation des choses qui la bouleversait. Mais pas que. Tout ça, mis ensemble, ça lui avait fait perdre la tête. Et elle avait voulu s'éloigner, se retrouver. Nevaeh n'avait pas prévu de partir avec Alex. C'était seule qu'elle avait besoin de faire cette retraite. Mais une chose en avait suivi une autre et dans le brouhaha de l'histoire Pippa/Juliann, Alex avait été, lui aussi, une victime. Elle lui avait donc proposé de s'évader, tous les deux, pour lui permettre à lui aussi de souffler, lui aussi perdu face à la nouvelle qu'il avait appris, que son histoire d'un soir avec Pippa s'était finalement avérée être plus complexe que ça puisqu'il l'avait mise enceinte. Tout ça, Woody ne le savait pas. Et de l'extérieur, il pouvait facilement croire qu'elle avait invité l'un de ses deux frères seulement à se joindre à elle, celui qui n'était pas malade. Ça avait l'air de ça, mais, au fond, ce ne l'était tellement pas. Ce voyage était supposé être l'échappatoire de la brune, mais elle était revenue à Bowen le coeur toujours aussi serré. Cette fois, même fuir n'avait pas aidé à recoller les morceaux. Cette fois, elle avait besoin de retrouver son grand-frère, réellement. C'était ce qui l'avait poussé à se rendre chez lui, à s'infiltrer dans sa maison sans y être invité, à envahir sa chambre, à ouvrir les rideaux laissant le soleil émerger dans la pièce malgré les plaintes de Woody. What the fuck, qu'il lâchait alors qu'il tentait de couvrir ses yeux, mouvement qu'elle lui empêcha de compléter en le dénudant de sa couette. À la question de son frère, Nevaeh haussa les épaules. « J'regarde pas ton paquet ! », se justifia-t-elle en lui lançant son jean qui traînait et en lui expliquant les plans qu'elle avait pour eux. Il tentait de résister, mais la journaliste n'en avait rien à faire. « Aller, active-toi un peu », lui lança-t-elle plutôt que de répondre à sa question dont la réponse était non. Woody s'exécuta, enfilant son pantalon et un t-shirt, sans pour autant cesser de questionner sa petite soeur. « Tu verras », lui fit-elle en mettant les mains sur ses hanches en attendant qu'il soit prêt, le surveillant presque. « T'inquiètes, je ne te ferai pas de mal. », le rassura-t-elle avant de lui tendre sa canne. « Tu la veux ou tu préfères mon bras ? », se proposa-t-elle comme canne s'il n'avait pas envie de se montrer à l'extérieur de chez lui avec cette fichue canne qui le soutenait.

« Encore heureux ! » Grogna Woody alors que Nevaeh lui lançait qu’elle ne regardait pas son paquet. Les yeux encore à moitié fermés, les cheveux en bataille, le jeune homme enfila son chandail puis son pantalon. Sa sœur tentait de le motiver mais sa manière de lui demander de s’activer alors qu’il venait à peine de se réveiller et que ses jambes, toujours plus engourdies le matin, avaient du mal à se lever pour se passer dans les trous du pantalon, ça eut le don de l’agacer. Il inspira profondément, puis expira. Il n’avait pas envie d’un remake de leur dernière rencontre. Ils avaient peut-être encore bien des choses sur le cœur, mais avant de se les déballer, il faudrait réparer les dégâts précédents. Peut-être, alors, les messages passeraient-ils un peu mieux, plus en douceur. Posant ses paumes sur le rebord du lit, prêt à se lever, il demanda d’abord à Nevaeh où elle comptait l’emmener comme ça. Il secoua la tête à sa réponse plus que vague. « Tu sais que j’aime pas les surprises. Qu’elles soient supposées être bonnes ou mauvaises. » Son anniversaire était passé depuis le mois dernier, alors au moins il n’avait pas à s’attendre à ce qu’une horde de gens plus ou moins amis l’attendent au rez-de-chaussée. Sa sœur tenta de le rassurer en lui disant qu’elle ne lui ferait pas de mal. Il eut un léger rire sarcastique. « Ah non ? Après la dernière fois j’t’ai toujours pas convaincue de me pousser par la fenêtre ? » Dit-il en relevant les yeux vers ladite fenêtre de sa chambre, justement. Ses yeux s’adaptaient un peu à la lumière du jour et il put les rouvrir complètement, assez vite. Juste à temps pour voir Nevaeh lui tendre sa canne, lui demandant s’il la voulait ou s’il préférait le bras de la brunette. « Tu veux qu’on nous prenne pour un couple marié maintenant ? » Il attrapa sa canne et se leva, mettant tout son poids sur le caoutchouc de la poignée pour mieux se hisser sur ses deux pieds. Il fit deux pas et indiqua à Nevaeh la sortie de la chambre. « Après toi, vu que j’sais pas où j’dois aller. » Grommela-t-il.

Non, elle ne s'y prenait sans doute pas très bien avec lui. Oui, elle était sans doute brusque, très peu compréhensive. Mais elle avait tout essayé. Elle avait été douce, ferme, rien ne fonctionnait avec Woody, pas en ce moment. Agacée, elle agissait sans se demander s'il s'agissait de la bonne ou de la mauvaise des façons pour le sortir hors de la maison. Tant pis, il avait commencé à enfiler son pantalon malgré tout et c'était suffisant pour la brune. Le reste, elle l’aviserait en temps et lieu. C'était déjà un meilleur début que leur dernier échange, celui qui avait ponctué sans doute l'une de leurs plus grosses colères, notamment parce que pour la première fois depuis longtemps, elle lui avait jeté au visage ce que tout le monde pensait tout bas, ce qu'elle n'avait jamais osé lui dire, et qu'il avait su user de sa patience. « Tu veux que je t'aide à mettre ton pantalon peut-être ? », lui dit-elle en souriant. Ça aurait pu être arrogant, mais venant de la brune, ce ne l'était pas du tout. Elle était trop sainte, trop emprunte de bonté, pour user de cette tactique. Et, surtout, elle ne cherchait pas à relancer leur dispute, il était bon de le préciser. Donc elle le laissa faire, sans plus le presser qu'elle ne l'avait déjà fait, alors que lui se questionnait sur l’endroit secret où elle voulait l'emmener. « Je sais », souffla la brune quand il lui rappela détester les surprises. Mais elle n'allait pas lui dire maintenant, pas alors qu'il n'avait pas mis un pied en dehors de la maison, c'était trop risqué, il pourrait refuser. Il adressa leur dernier échange, la façon dont il s'était terminé et la haine qu'elle avait sans foute au fond d'elle qui l'aurait sans doute motivé à vouloir le lancer au travers de la fenêtre. « Ça serait trop facile », lui dit-elle en souriant, avant de secouer la tête. « Tu sais bien que même en me disant toutes les choses les plus horribles du monde, j'en serais incapable », lui rappela-t-elle, elle aussi, un trait de sa personnalité, la voix plus douce, moins pressante. Et une fois qu'il fut prêt, elle adressa la canne du regard, lui proposant plutôt son bras. « Tu as honte à ce point de moi ? », demanda-t-elle en fronçant les sourcils, à demi sérieuse. Une bonne partie de la ville les connaissait, l'autre elle n'en avait rien à faire. Mais Woody attrapa tout de même sa canne, demandant à sa soeur de mener le pas, comme elle savait où ils allaient. Ils se mirent en marche jusqu'à arriver devant un sentier de sable qu'ils connaissaient trio bien, cet endroit qu'ils visitaient petits quand ils avaient besoin de se retrouver que tous les deux, sans les autres membres de la famille Rutkowski. « Tu vois, je t'avais dit que je ne te ferais pas de mal... », lui sourit-elle, en espérant qu'il puisse s'adoucir une fois qu'ils seraient arrivés à la crique.

Quand Nevaeh lui demanda s’il avait besoin d’aide pour mettre son pantalon, Woody se stoppa un instant. Il releva les yeux vers elle et vit dans son regard la douceur, le rire, pas l’attaque. Pourtant, ce genre de commentaire avait quand même le don d’irriter le trentenaire, sachant que s’il était aussi lent, c’était parce que les limitations de son corps ne lui permettaient pas de se réveiller plus vite les jambes. « Ça va aller, j’suis quand même encore capable de faire ça. » Grogna-t-il. Il ne cherchait toutefois pas la dispute, pas cette fois. Il n’en avait pas envie. Cela ne l’empêchait quand même pas d’être marabout, surtout devant de telles interventions de la part de sa sœur. Peut-être n’arriverait-il plus jamais à sourire à des blagues du genre. Peut-être ne ferait-il jamais suffisamment la paix avec sa condition pour ça. Peu importe, Woody se leva enfin, malgré qu’il ne sache toujours pas l’emplacement de cette sortie-mystère. C’était quand même étonnant de savoir que plutôt que de le sortir de sa chambre par la fenêtre, elle préférait l’emmener en balade à quelque part. Après leur dernière dispute, Woody pensait que Nevaeh ne voudrait plus lui adresser la parole avant longtemps. Il aurait dû se rappeler que pour les Rutkowski, la famille passait avant tout. Il était grand temps qu’il s’en souvienne. « Tu devrais pas. Tu devrais pas endurer toutes ces bêtises et m’laisser m’en tirer aussi facilement. » Lâcha Woody. Ce n’était pas des excuses, pas du tout même, mais au moins il reconnaissait à demi-mot qu’il était allé trop loin. Cela ne l’empêchait pas de continuer à jouer les cons, par exemple en refusant le bras de sa sœur, préférant étonnamment sa canne. Quand elle lui demanda si elle avait à ce point honte de lui, il haussa les épaules. « I guess. » Il esquissa quand même un mince sourire en la regardant, pour lui faire comprendre que non, elle ne lui faisait pas honte. Mais il préférait quand même être un poids pour une canne plutôt qu’une personne. Dans les deux cas, il avait surtout honte de lui-même. Ils sortirent finalement de la maison du physiothérapeute et Nevaeh le conduisit jusqu’à un sentier de sable qu’ils connaissaient effectivement par cœur pour l’avoir traversé matin et soir durant leur enfance. « J’suis pas venu ici depuis des années. » Avoua-t-il en continuant la route sur ce sentier. On disait de cette crique qu’elle n’était accessible que par l’eau, mais les Rutkowski avaient trouvé le moyen de se créer un passage invisible jusqu’à la petite plage enclavée. Ils ne l’avaient jamais oublié. Arrivé au sommet de la falaise, là où il fallait prendre un faux-sentier plutôt escarpé vers la plage tout en bas, Woody s’arrêta. « T’avais prévu qu’on se rende jusque-là ? » Lança-t-il en désignant l’eau sous eux. La vérité était qu’il avait peur, peur d’entreprendre cette descente et pire, de remonter ensuite.

« Oh, allez ! Moins de blabla plus d'habillage », souffla la brune alors que son frère grognait encore sur elle. Dans sa voix, sans ses yeux, on lisait pourtant tout sauf la confrontation. La vérité, c'était qu'elle n'en pouvait pas d'être en colère contre Woody. Et bien qu'il venait la blesser plus que personne autour d'elle, parce qu'il connaissait toutes ses failles, elle l'aimait. Elle l'aimait d'un amour si pur qu'il transcendait toutes les disputes inimaginables. Et ce même s'il s'était montré odieux avec elle. Elle le connaissait têtu, solitaire, trop fier. Mais elle le connaissait aussi avec ses faiblesses, ses besoins de se sentir épauler malgré les méchancetés qu'il pouvait dire ou faire autour de lui. Et tout ça, ça valait bien plus que les horribles mots qui sortaient parfois d'entre ses lèvres. Elle était arrivée ici déterminée à recoller les pots cassés, pourtant, Woody montrait encore son désaccord. Elle ne devrait pas. Ces mots eurent l'effet d'un couteau dans son coeur. Quand allait-il comprendre que la famille c'était plus fort que tout ? Quand allait-il se mettre dans la tête que les Rutkowski étaient plus fort que ça ? Nevaeh lui sourit faiblement. « J'ai pas dit que t'étais effacé de tous tes tords », précisa-t-elle. « Mais pour mon grand frère, je peux bien faire des efforts. » Nevaeh soupire, tentant de sonder son regard. « Écoute, Woody, je peux très bien couper les ponts. Je peux faire comme si t'existais pas, comme si on ne se connaissait pas, me montrer tellement discrète que tu oublieras ma présence à Bowen. Si c'est ce que tu veux, vas-y, dis-le-moi, je le ferai », dit-elle en se penchant vers lui. « Mais je le sais que c'est pas ce que tu veux. Alors mets ta fierté de côté deux minutes et accepte-moi. » S'il admettait un peu ses torts, il ne manquait pas de revenir à la charge en jouant aux bouchés et en refusant l'aide physique de sa soeur. Elle lui demanda alors s'il avait honte d'elle à ce point, ce à quoi le brun répondit d'un j'imagine purement provocateur. Nevaeh roula les yeux au ciel, comme une soeur réagissait devant les piques de son grand frère, alors qu'il se moquait clairement d'elle. « Ouais, c'est bon, ce serait pas nouveau venant des hommes », marmonna la journaliste. Son passé amoureux était houleux. Aucune de ses relations s'était bien terminée, menant toujours vers l'adultère, comme si elle faisait quelque chose de mal chaque fois. Le problème de Nevaeh, c'était son excès de gentillesse pour les hommes qui ne le méritaient pas, incapable de faire autrement. Elle réussit quand même à adoucir Woody jusqu'à ce qu'il la suive dans ses périples, canne en main, jusqu'à ce sentier qu'ils connaissaient bien, leur cachette qu'à eux, que plusieurs ignoraient, qui menait, quand on s'y engageait, jusqu'à leur cachette préférée. La crique, ils y avaient passé des journées entières, petits, à s'inventer des jeux et à se confier des secrets. Ils pouvaient être tout et n'importe quoi, ici, autant des pirates à la conquête de la mer que des chevaliers en mission pour leur roi, leur imagination n'avait jamais eu de limites. « Moi non plus, c'est bien pour ça que l'endroit est spécial », confia Nevaeh dans leur trajet vers le haut de la falaise, juste avant qu'il ne faille redescendre. Mais à cet endroit, Woody s'arrêta, adressant leur chemin secret du regard. « C'est le but de venir jusqu'ici... », souffla-t-elle en se tournant vers Woody. « Hey, j'suis là. », tenta-t-elle de le rassurer. « On l'a fait des millions de fois tous les deux, on le connait par coeur ce sentier. On l'a même fait quand j'avais la jambe cassée. » En béquille et tout ce qui venait avec. Woody l'avait aidé à remonter, ça avait été le plus dur de leur périple. Elle s'avança vers lui, agrippa ses mains. « T'en as envie ? » Parce que dans le cas contraire, ils resteraient au sommet de la falaise jusqu'à ce qu'il change d'idée.

Encore une fois, cette discussion prenait une tournure trop sérieuse, trop sentimentale, collée sur leurs émotions. Woody était incapable de s’ouvrir là-dessus. C’était comme s’il avait tellement souffert au cours de son existence, mais loin du regard des autres et en construisant une honte autour de ces sentiments-là, que dorénavant le jeune homme était tout simplement incapable de s’ouvrir. Parler de lui, parler de ce qu’il vivait, c’était trop difficile. Il avait un blocage. Et à chaque fois qu’on essayait d’entamer une telle conversation en sa présence, il se refermait comme une huître, ou se mettait à danser entre l’offensive et la défensive. « Si tu sais que c’est pas ce que je veux, pourquoi tu me dis que tu le feras si c’est ce que je veux ? » Demanda-t-il en relevant la contradiction du discours de sa sœur, parce qu’avec elle c’était l’attaque qui prenait souvent le dessus, bien malgré lui. Il préférait ce genre de réaction plutôt que d’entendre le réel message de sa sœur, soit qu’elle ne le lâcherait pas. Il soupira. « Je t’accepte, Nev’. Si je ne t’acceptais pas j’t’aurais déjà foutu à la porte, surtout après cette entrée plus qu’intrusive. D’ailleurs, fais-moi penser à changer ma cachette pour mon double de clé. » Il ne se souvenait même plus que c’était Nevaeh elle-même qui avait le double sur elle, pas le tapis sous lequel il pensait que l’objet se cachait. L’aîné de la famille se leva enfin, refusant l’aide de sa sœur autant pour se mettre debout que pour le rester, plus tard dans leur escapade-mystère. À propos de la honte qu’elle pensait inspirer en lui, Nevaeh ajouta que ce ne serait pas nouveau de la part des hommes. Il fronça les sourcils. « Hey, non, commence pas à me comparer à tous ces imbéciles pour qui t’es tombée. » Plutôt que d’être dans le réconfort, Woody était dans la susceptibilité. Elle aurait sans doute eu besoin de paroles rassurantes, Nevaeh. Se faire dire qu’elle méritait mieux, que personne ne devrait avoir honte, et s’il l’avait dit, Woody l’aurait sincèrement pensé, parce que c’était vrai. Mais Woody était incapable de dire ce qu’il fallait, pas dans l’état dans lequel il était actuellement. Cette randonnée leur ferait aussi du bien pour ça. Ils réapprendraient à se parler et à s’écouter, comme avant, sans aucun doute. Le trentenaire était déjà replongé vingt ans en arrière maintenant qu’il se trouvait au-dessus de la crique, debout au sommet de la falaise. Malheureusement, le chemin escarpé serait sans doute plus difficile à affronter aujourd’hui que lorsqu’il était jeune et en pleine santé. Nevaeh comprit rapidement son trouble. « La différence quand t’avais la jambe cassée c’est que j’ai pu te prendre sur mon dos pour te remonter … J’ai perdu du poids mais de là à dire que tu saurais me traîner jusqu’en haut … » Sa sœur s’avança vers lui et prit ses mains, lui demandant s’il voulait essayer. Autrement, ils resteraient ici, en haut, et cela ne ferait qu’accentuer le sentiment d’échec chez Woody. « Ouais, what the hell. Allons-y. » Il entama la descente, s’appuyant sur sa canne comme sur un bâton de randonnée ce qui, au fond, était plutôt utile. Sans trop de mal, ils arrivèrent en bas, même s’ils n’eurent pas la rapidité d’exécution d’autrefois. Woody sourit en arrivant en bas. « Combien de fois maman s’est inquiétée parce qu’on ne revenait pas à temps pour les repas, Ade, Alex, toi et moi … » Trop occupés à s’inventer des aventures toutes plus rocambolesques les unes que les autres. « C’est toujours moi qui s’en prenait plein la gueule après, parce que j’étais le plus vieux et qu’j’aurais dû être plus responsable. » Il rit en secouant la tête. Woody n’était jamais vraiment devenu responsable, au final. Pas sur tous les plans de sa vie, en tout cas.

Si Nevaeh avait mis de l'eau dans son vin et était entrée chez Woody avec un drapeau blanc de la paix, elle le sentait encore un peu hostile envers elle, comme si jamais il ne pourrait faire taire la colère qui parlait quand elle entrait dans sa vie qui n'avait plus de place pour elle. Il lui donnait l'impression qu'autant il voulait qu'elle reste, qu'elle s'accroche à lui, autant il voulait qu'elle prenne ses cliques et ses claques et qu'elle disparaisse indéfiniment de sa vie, qu'elle n'y revienne pas, puisque chaque fois elle créait un raz de marré tellement fort qu'il ne savait plus s'en relever. Et même s'il avait reconnu qu'il était allé trop loin, sans vraiment le dire, il lui avait aussi dit qu'elle ne devrait pas faire d'efforts pour retrouver leur relation, recoller ce qui s'était brisé alors que Nev, elle vivait pour lui, pour son frère, pour son héros. Et plutôt que d'avouer qu'elle avait raison, qu'il ne voulait pas réellement la voir quitter sa maison, et sa vie, il dénota le paradoxe contraire qu'elle lui avait livré, Nevaeh soupira devant cette nouvelle attaque. « Parce que parfois on demande l'inverse de nos désirs, juste parce qu'on est pas prêt à assumer ce que l'on veut vraiment et que les repousser est plus facile », fit-elle en réplique aux paroles de Woody qui avait détruit son argument précédent. Parfois, on chassait les bonnes choses volontairement. Et ça, Woody savait le faire. À présent, Nevaeh était fatiguée de se battre devant une personne qui repoussait tout son amour, préférant répondre à son mécanisme de défense qui était de repousser les gens plutôt que de faire face encore au mur qu'il bâtissait entre eux. Et pourtant, Woody lui confia qu'il l'acceptait, elle. « Faudrait aussi que tu viennes chercher le double que tu m'as donné sur mon trousseau de clés... », fit-elle en lui souriant, retrouvant un peu de leur complicité d'avant. Ce double, elle y tenait. Il était sa sécurité, sa façon de s'assurer qu'elle pourrait venir en aide à son frère n'importe quand, à toute heure, à tout moment. C'était sa façon de se sentir plus rassurée s'il venait à ne plus donner signe de vie, elle qui pouvait s'introduire chez lui pour le secouer à tout moment. Il faudrait lui passer sur le corps pour le lui retirer. Woody se leva enfin, fit quelques pas avant que sa soeur lui propose son aide qu'il refusa sèchement. Et quand il la chercha, exactement comme les grand-frères savent le faire, Nevaeh tomba dans le panneau, s'excitant le poil des jambes. « T'es vraiment le plus con d'entre tous », lui assainit la brune en prenant déjà le pas vers la porte d'entrée. Était-ce réellement du réconfort qu'elle cherchait ? Peut-être un peu, au fond, peut-être qu'elle aurait aimer savoir qu'elle avait le soutient de son frère plutôt que de ressentir que la seule à s'inquiéter pour l'autre, c'était elle. Les paroles de Freja résonnaient dans sa tête. Ce n’est pas parce que c’est lui qui est malade que tu n’as pas le droit d’avoir mal. Elle parlait de souffrir de la situation, mais ça valait pour tout le reste. La vie ne s'arrêtait pas à la maladie de Woody et tout autour, Nevaeh avait son lot de soucis que son frère ignorait, qu'il n'avait pas même essayé de comprendre. Peut-être le ferait-il, un jour, mais pour l'instant ce n'était pas le plan du jour, ils s'étaient donc éclipsés vers cet endroit qui témoignait de leurs souvenirs d'enfance, des heures passées à s'imaginer des histoires, tous les quatre, la fratrie Rutkowski, avant que la vie ne les éloigne. Mais devant cette nouvelle embuche, son frère se braqua. « Tu me sous-estimes là », fit-elle en gloussa, tentant d'ajouter un peu de légèreté à leur échange. Mais cela ne fonctionnait pas, Woody resterait bloqué sur son idée, refusant de s'y aventurer, si Nevaeh ne tentait pas de le convaincre. Elle s'était donc avancé, la chaleur de ses paumes était venue réchauffer celles de son aîné, prête à attendre jusqu'à la nuit tombée s'il le fallait qu'il change d'idée. Mais ils n'eurent pas à attendre le coucher du soleil, Woody accepta, comme si ce simple touché avait été suffisant pour mettre en perspective la possibilité d'y arriver, et ils s'aventurèrent jusqu'à la crique. Le sourire que son grand-frère afficha une fois en bas valait toutes les disputes du monde. Elle l'écoutait ressasser leurs souvenirs, s'avançant sur le sable humide, vers les vagues, revoyant leurs petits eux sauter, courir, s'amuser. « C'était le meilleur temps », confia Nevaeh, dos à lui. Pas parce que Woody n'était pas malade à cette époque, mais parce qu'elle sentait qu'il l'aimait plus que tout et qu'aujourd'hui, cet amour, elle avait du mal à le ressentir tant il mettait des barrières entre eux.

Woody ne mettait que très rarement de l’eau dans son vin – il le préférait corsé. Il ne se remettait presque jamais en question, il fonçait tête baissée et sans réfléchir, il agissait sous l’impulsion et si parfois il regrettait, il ne le montrerait jamais. Son semblant de fierté était tout ce qu’il lui restait, alors même s’il savait que c’était une façade complètement fausse, il l’entretenait avec acharnement. Un acharnement qui lui avait coûté cher ces dernières années. S’il fallait que ça lui enlève sa famille, à présent, il s’en voudrait probablement toute sa vie. Il était grand temps qu’il revire la situation de côté. Il était grand temps qu’il agisse comme le grand frère qu’il était, qu’il avait un jour été, et pas comme l’immature esseulé qu’il se bornait à être. Cette volonté était un premier pas, une première étape, mais aussi fallait-il qu’il se mette en action, Woody. Malheureusement, avec tous les mauvais plis qu’il avait pris, ses réflexes malsains étaient difficiles à délaisser. À propos du double de clé qu’avait Nevaeh en sa possession, le trentenaire haussa les épaules. « Non, c’est bon, garde-le. Si j’meurs d’une mort brutale en déboulant les escaliers et en m’fracassant l’crâne sur le plancher, au moins y’aura quelqu’un qui pourra venir me trouver. » Bon, c’était peut-être un peu glauque, même si ce n’était pas totalement tout droit sorti de l’impossible. « Just kiddin’. » Ajouta Woody en jetant un coup d’œil à sa sœur même s’ils n’avaient ni l’un ni l’autre le sourire pour appuyer la blague. Il avait le don de transformer de possibles occasions de complicité en lourd malaise. Heureusement, cette escapade hors des énergies négatives coincées entre les quatre murs de la maison de l’aîné des Rutkowski allait peut-être leur changer les idées, au moins changer l’atmosphère. Nevaeh avait choisi la destination par excellence pour les ramener à un peu plus de douceur fraternelle. La crique, celle où ils avaient passé des journées entières à s’inventer des aventures toutes plus incroyables les unes que les autres, les quatre gamins Rutkowski ensemble. La nostalgie s’empara de l’homme, mais la peur aussi. La peur de ne même plus être capable de suivre les traces de l’enfant téméraire qu’il avait un jour été. « D’accord, si je te sous-estime, prouve-moi que j’ai tort. Au retour, tu m’remontes. » Il esquissa un sourire. Il savait fort bien que sa sœur ne serait pas capable de mettre un pied devant l’autre avec le poids de Woody sur son dos. Et en raison de ces plaisanteries et de la présence rassurante de Nevaeh, il finit par accepter, sérieusement cette fois. Ils descendirent ensemble sans trop de mal, atteignant la petite plage fermée au bas de la falaise. Ce sable qui avait accueilli bon nombre de leurs courses à obstacles ou fugues et poursuites imaginaires. « Ouais. J’y retournerais n’importe quand. » Souffla-t-il suite à l’affirmation de sa sœur. Côte à côte avec cette dernière, face à la mer, Woody fixa l’horizon d’abord en silence. Il avait le cœur serré, les larmes pas trop loin de déborder de ses yeux. « Je suis vraiment désolé. » Dit-il en regardant le soleil tenter de rejoindre la surface de l’eau. Regarder sa sœur était trop, trop pour lui. « J’ai passé tellement de temps à ériger les murs entre nous, entre moi et tout le monde … J’suis moi-même incapable de les briser. » Il soupira discrètement, puis tourna la tête vers Nevaeh. « Je sais que j’ai été le pire des frères, ces dernières années. À moi aussi, ça me manque, ce temps-là, tu sais … I just … I have no idea how to go back to that. » Il avait trop changé. À force de regarder le noir, le noir l’avait enveloppé.

C'était sans doute la pire des blagues à faire. Et le visage de Nevaeh en témoignait sa désapprobation, elle qui jetait un regard noir sur son frère. C'était sa hantise, d'arriver un matin et de découvrir le corps inerte de son frère, sa peau froide et son teint grisâtre, de devoir appeler les urgences, les doigts tremblants sur son téléphone. Elle y avait souvent pensé, parfois même cauchemardé, et s'était toujours demandé comment elle pourrait réagir avec sang froid, sans paniquer, sans se mettre à agir de façon déraisonner. Qui appellerait-elle en second, après les urgences, aurait-elle la force de le dire à leurs parents ? Et aujourd'hui, Woody plaisantait avec ce sujet qu'il savait pourtant sensible pour les Rutkowski. Souvent il avait abordé l'éventualité de l'échec des traitements, dans ses moments plus sombres, et toute la famille en subissait un peu les conséquences. Nevaeh avait souvent eu leur mère en larmes au téléphone, incapable de s'imaginer enterrer son enfant avant qu'elle-même ne quitte la terre. Il connaissait leur rapport avec la mort et c'était bien pour ça qu'il se permettait d'en jouer. Elle ne répondit rien, pas même à son just kidding qui lui fit rouler les yeux. Et ils embranchèrent le pas vers la destination secrète que la brune leur réservait, la crique, là où tous leurs beaux souvenirs reviendraient les envahir et effaceraient, peut-être, les dernières années de souffrance. La remémoration commença au sommet de la falaise, quand il protesta à l'idée de descendre et où Nevaeh sortit de son tiroir poussiéreux l'histoire de sa jambe cassée, elle n'aurait certainement pas dû monter dans un arbre pour sauver un chaton à l'âge de dix ans. « Marché conclu », fit-elle tout bonnement quand Woody lui demanda de lui prouver qu'elle avait tort. Petits, ils en avaient fait des conneries sous l'influence de paris. Pas cap de prendre une bouchée de sable mouillé, pas cap de voler du pain dans le panier de pique-nique du couple là-bas, pas cap de faire une grimace sur la photo de ce touriste, des comme ça, il y en avait des tonnes. Et pas cap de me monter sur ton dos, ça le lui rappelait. Et puis dans le pire des cas, ils en riraient dans cinq ans. Finalement près de la mer, après avoir pris le temps nécessaire pour descendre le petit chemin menant à leur cachette secrète d'enfance, ils ramenèrent à nouveau leur enfance. Qu'est-ce qu'elle aurait tout donné, Nevaeh, pour retrouver leur complicité d'avant. Woody aussi c'était avancé vers les vagues, il s'était arrêté juste au niveau de sa soeur, mais aucun des deux ne se regardait. Ils regardaient le soleil et l'horizon, la beauté de la réflexion dans le bleu de la mer, le silence des vagues comme seule musique jusqu'à ce qu'il décide de parler avec son coeur. Nevaeh regardait toujours droit devant, mais quand ce fut trop, trop dure, elle ferma les yeux, laissant les mots de son frère venir se bercer dans son oreille. « Je le sais pas plus comment y retourner », fit-elle en haussant les épaules. « Et j'ai l'impression de ne plus avoir assez d'énergie pour parvenir à nous y ramener toute seule », avoua-t-elle en tournant son visage vers son frère. « T'as sans doute été le pire des frères. Et moi la pire des soeurs. On fait un sacré duo de maladroits.. », soupira-t-elle. « J'ai jamais voulu que tu penses que je t'abandonnais.. Mais chaque fois que je partais, que je prenais des décisions qui te déplaisaient, j'avais l'impression de te décevoir, de ne jamais être à la hauteur de ce que tu attendais d'une soeur. » Nevaeh aussi avait l'impression d'être la pire de la famille. « C'est juste que je t'aime tellement que parfois j'ai besoin de m'éloigner pour respirer, pour te laisser respirer aussi, et me retrouver... »

Woody ne la risquait pas davantage que d’autres, la mort. Ou alors pas dans des proportions beaucoup plus élevées. Certes, l’hypothèse de la chute dans les escaliers était plausible, parce que parfois ses muscles semblaient tellement fatigués que mettre un pied devant l’autre lui prenait une force inestimable. Mais cela demeurerait un accident, comme il pouvait en arriver à d’autres. Le trentenaire aurait peut-être plus d’opportunités de se casser la gueule, mais ce n’était pas la sclérose en plaques en soit qui le tuerait. La pire menace ce n’était pas sa maladie, c’était lui-même. Ce que sa famille devrait redouter le plus, c’était qu’il s’en tire une dans la tête pour en finir. Il y avait longuement songé, ces derniers mois. À se tirer de cette vie qui était bien trop lourde pour lui. Malheureusement, Woody manquait même la force et la motivation de se tuer. Aujourd’hui, sans doute était-il soulagé de ne pas avoir trouvé le courage de le faire, de passer de l’autre côté. Parce que même s’il s’apprêtait à descendre le sentier aux côtés de sa sœur, c’était une impression de remonter la pente qui lui animait le cœur. Il reprenait le dessus, peu à peu. C’est dans cet élan d’espoir qu’il accepta de suivre Nevaeh tout en bas, tout en sachant fort bien que le chemin du retour serait probablement pénible. Elle était avertie. Elle n’était pas avertie, toutefois, que lorsque son frère se retrouverait face à la mer et à ses vagues s’écrasant à leurs pieds, ce serait également une vague de nostalgie et de remords qui s’abattrait sur son équilibre déjà si fragile. L’émotion le gagnait, de plus en plus depuis quelques mois. À croire qu’en vieillissant, il devenait plus sensible. Ou peut-être était-ce son corps qui n’était plus la forteresse d’autrefois, capable d’ériger des murs de roc entre lui-même et les autres. Ces murs-là, il les partagea avec Nevaeh, lui affirmant qu’il était incapable de les briser alors même qu’il les sentait maintenant s’effriter entre ses doigts, au contact de sa culpabilité. Elle non plus, ne savait pas comment retourner à ce qu’ils étaient autrefois. Peut-être était-ce impossible, de regagner cette douce innocence qui avait teinté leurs jeux d’enfant. Woody tourna la tête vers elle alors qu’elle parlait de ne pas avoir la force de les ramener toute seule, alors qu’elle affirmait qu’il avait été le pire des frères et elle la pire des sœurs. Le jeune homme soupira. « Tu sais bien que tu ne m’abandonnais pas. T’as été à la hauteur de tout ce que j’aurais pu espérer comme sœur, Nev’. Mais je suis égoïste, j’l’ai toujours été. Au fond, on se console ici en se rappelant notre enfance mais j’n’ai jamais été un bon grand frère, ni pour toi, ni pour Alex ou Ade. » Il baissa les yeux. « Suffit de se rappeler mes entraînements et mes compétitions de vélo. J’voulais que le monde tourne autour de moi et j’me suis jamais beaucoup intéressé à vous trois. J’voyais que moi, que mon succès. Si j’avais un peu plus pris le temps, j’aurais compris la place que le journalisme et le voyage ont dans ta vie, et j’aurais compris qu’en partant, tu prenais enfin des décisions en fonction de toi, et pas le reste de la famille. » Et surtout, pas en fonction de lui. « J’ai toujours pensé qu’à moi et après je jouais aux victimes quand tu faisais la même chose ? J’suis idiot, Nev’. Et je m’en excuse aujourd’hui, pour la première fois, pour les trente-deux dernières années. » Il esquissa un faible sourire, triste, en regardant sa sœur. C’était comme s’il la voyait, réellement, pour la première fois.

Le bruit des vagues résonnait contre les parois de la crique, les rochers se dressaient au-dessus de la tête des Rutkowski et paraissaient encore aussi hauts que dans leur souvenir, comme s'ils n'avaient jamais grandi, comme s'ils étaient encore ces deux enfants qui venaient jouer dans le sable et la mer jadis, âmes naïves qui jamais n'auraient pu penser que leur vie prendrait un tournant si drastique à l'âge adulte. Ces souvenirs d'enfance, ils étaient sans doute les plus beaux. Mais bien évidemment, il y en avait des centaines d'autres. Et la plus belle qualité de Nevaeh, c'était sans doute sa facilité à repérer le beau, même dans le laid. Mais à l'aube de leurs confidences dans ce lieu qui émanait et ressassait le passé, elle ne lui remettait pas la faute dessus, accusant sa propre identité de ses tords les plus visibles, elle qui demandait pardon de lui avoir donné le sentiment d'abandonner son grand frère aux moments de sa vie où il aurait sans doute eu le plus besoin d'elle, qualifiant la plus vielle des filles Rutkowski de soeur indigne. Et bien qu'elle admettait que Woody avait fait des erreurs dans le passé, et qu'il en ferait très certainement d'autres à l'avenir, de son positivisme perturbant, elle arrivait tout de même à se faire porter le blâme sur leur relation bancale. C'était sans doute plus simple que de mettre la faute sur son frère. Lorsque Woody prit la parole, en l'espace de quelques secondes il avait réussi à détruire tous les arguments de sa petite soeur. Il parla de son égoïsme, de ses entrainements et compétitions de vélo qui avaient pris beaucoup de temps à toute la famille, des oeillères qu'il avait autour des yeux concernant ce qui animait non seulement Nevaeh, mais Alexander et Adélaïde aussi. Le coeur de la brune se serrait à chaque mot prononcé, chaque phrase qu'il lui confiait avec un sérieux désemparant. Jamais il ne s'ouvrait de la sorte, jamais il ne lui laissait une place comme celle-ci dans son intimité. Il bouleversait sa soeur, l'ébranlait, et devant toute cette tristesse, Nevaeh ne savait plus comment se comporter puisque ce sentiment commençait à l'envahir elle aussi, ressentant de toutes petites larmes voulant venir perler au coin de ses yeux. Et quand finalement il s'excusa, sans doute pour la première fois depuis toujours, il l'acheva. Elle n'avait jamais demandé qu'il lui présente des excuses, tout ce qu'elle avait souhaité, c'était de recevoir l'amour de son frère. Elle l'acceptait, comme il était, au-delà de ses travers et de ses défauts. « Tu as dit quoi ? », demanda Nevaeh en fronçant les sourcils. « Tu t'excuses ? » Elle eut un sourire en coin avant de porter sa main à son coeur. « Woody Rutkowski qui demande pardon, c'est pas possible... » Son sourire s'élargissait, mais elle faisait mine de ne plus être en mesure de respirer. « Appelle les secours, j'crois que je vais mourir d'une crise cardiaque, je suis sous le choc. » C'était sa façon de dédramatiser la situation, de prendre la situation avec humour plutôt que de se mettre à pleurer. Elle lui sourit cette fois plus complice, lâchant son coeur, retrouvant un peu de son sérieux. « T'as pas à demander pardon », fit-elle sur un ton plus calme. « On a tous nos torts. On a tous posé des actions plutôt égoïstes.. » Elle pensait à ses voyages, ceux qu'elle avait faits non seulement pour ses chroniques, mais aussi pour souffler, parce que c'était plus facile de respirer loin de la maladie qu'aux côtés de Woody. « Je ne peux pas parler pour Alex ou Ade, mais de mon côté t'as toujours été, au fond, le meilleur grand frère, même si t'as fait des erreurs, même si j'aime te taquiner en te répétant que t'es le plus horribles des frères que la terre aurait pu me donner. » Nevaeh tirant la langue au physiothérapeute. « J'ai toujours aimé que le monde tourne autour de toi, Woody », avoua-t-elle d'une toute petite voix. « Tu étais mon héros, je te voyais dans ma soupe, dans mes céréales le matin. J'étais sans doute même plus fan de toi que maman, toujours aux premières loges pour te regarder franchir les lignes d'arrivée. Tout ce que j'aurais voulu, c'est que ce soit partagé... Que je ressente que tu m'aimes autant que je t'aime. Mais je ne veux pas que tu me demandes pardon, parce qu'au fond, je t'aime malgré nos accrochages. » Elle savait, au fond, qu'il l'aimait même s'il ne lui offrait pas mondes et merveilles.

C’était la première fois qu’il s’ouvrait à ce point, Woody. La première fois qu’il était celui à faire le premier pas vers les excuses, le pardon, le besoin d’aller de l’avant. Lui qui, depuis quelques années, ne faisait que tourner en rond ou pire encore, reculer, il semblait aujourd’hui prêt à relever les yeux. À entrevoir un semblant d’avenir face à lui. Cet horizon qui se dessinait devant Nevaeh et lui, Woody ne voyait pas qu’une fine ligne démarquant le ciel de la mer. Il voyait un peu d’espoir. Il voulait y croire. On aurait dit qu’il se basait sur les principes des alcooliques anonymes ou un truc du genre, dans son processus. Huitième principe. Nous avons dressé une liste de toutes les personnes que nous avions lésées et nous avons consenti à réparer nos torts envers chacune d’elles. On aurait dit qu’il en était à cette étape, Woody. Cependant, Nevaeh était la première à qui il se déversait autant de sa honte, de sa culpabilité. Elle n’était pourtant pas la seule qu’il avait pu blesser au cours de toute son existence. Ces gens-là ne se comptaient même plus sur les doigts de ses mains. C’était un début, cependant, et il espérait que ça le délivrerait de ses démons, de lui-même. Ces confidences inhabituelles pour Woody semblèrent émouvoir sa sœur qui, plutôt que de se laisser aller à l’émotion, décida de jouer la carte de l’humour, jouant la comédie. Le trentenaire rit, à son tour, se moquant de lui-même tout en portant une main gênée à son cou. « C’est bon, c’est bon, pas besoin d’en faire toute une histoire … C’est quand même pas la première fois que je fais un mea culpa … » Si. Un mea culpa aussi sérieux, aussi pensé, oui. Il s’était excusé pour des trucs futiles d’enfant, mais jamais pour avoir été celui qu’il avait été auprès de Nevaeh, c’est-à-dire un piètre frère. Sa sœur, fidèle à elle-même, lui assura qu’il n’avait pas à demander pardon, qu’ils avaient tous plus ou moins leurs torts. Lui considérait en avoir beaucoup plus que les autres. Il releva un regard surpris vers la journaliste quand elle lui dit qu’elle avait toujours aimé que le monde tourne autour de lui, justement. Son héros. À son tour de voir son cœur se serrer d’émotion. Lui n’avait pas su lui témoigner tout cet amour en retour. « Nev … » Commença-t-il, blessé par ses mots, mais pas parce qu’elle les prononçait. Parce qu’elle avait raison. Et ça lui faisait mal. « C’est toi qui aurais dû être sur ce piédestal sur lequel tu me plaçais et sur lequel je me sentais plus fort que tout le monde. C’était partagé. Je t’assure, ça l’était. J’ai toujours été tellement fier de toi. Je suis juste pas le genre de personne à le dire, à le laisser paraître. J’sais pas comment dire toutes ces choses, j’suis pas capable de dire ce qu’il faut quand il faut. Mais malgré ça j’t’aime autant que tu m’aimes, j’veux pas que tu doutes de ça … T’es ma sœur et même si bien souvent j’arrive mieux à te demander de partir qu’à rester … J’ai besoin de toi. » Dit-il, espérant que ces paroles tardives sauraient quand même la persuader de son importance pour lui.

C'était effectivement la première fois qu'il adressait le pardon le premier, Woody. En temps normal, Nevaeh finissait par craquer après quelques heures de disputes et revenait, son regard de biche au visage, quémander le pardon de son frère. Seulement cette fois, bien qu'elle était venue le chercher dans le but que leur histoire se règle une fois pour toutes, ce n'était pas elle qui avait adressé les mots désolé et pardon la première, à sa plus grande surprise. Mais quelle belle surprise, aussi, cela faisait, de voir que pour une fois, une seule fois, Woody avait cogité sur la situation au point à vouloir lui apporter des excuses. Devant les mots de son frère qui étaient si inhabituels, Nevaeh réagit avec humour, prétextant de perdre conscience, que son coeur lâchait devant la surprise de ces mots qui ne sortaient que si rarement de la bouche de son aîné. Évidemment, elle amplifiait sa réaction, parce que le moment devenait trop sérieux, parce qu'ils entraient dans les souvenirs de leur enfance et les choses qui avaient pu blesser durant des années, parce que c'était vraiment plus simple de rire que de se laisser avoir par l'émotion. Et quand Woody lui dit que ce n'était pas la première fois qu'il faisait ce genre de discours, Nevaeh abaissa un regard peu convaincu sur son frère. « Euh... Oui ! », lui rappela-t-elle avant de rire de nouveau. « La fois où tu m'as demandé pardon, sous menace de maman, parce que tu m'avais lancé un ballon de foot en pleine tronche ne compte pas, Woody ! », précisa-t-elle en secouant la tête. Mais son sérieux revint plutôt rapidement, ne pouvant pas répliquer à toutes ces choses qu'il exposait, réfutant l'idée qu'elle ait été une mauvaise soeur, se mettant des torts sur le dos qui n'étaient pas totalement les siens. Des erreurs, ils en avaient commis tous les deux. Mais les siennes, elles étaient impardonnables. Elle l'avait abandonné. Elle était partie autour du monde pour respirer, parce que respirer dans cette ville c'était devenu impossible. Comment pouvait-elle encore se mériter le rôle de bonne petite soeur après tout ça ? Comment pouvait-il la regarder dans les yeux et lui demander pardon alors que c'était elle qui avait pris la fuite ces dernières années ? La raison de leur éloignement, c'était elle, au fond. Parce que si Woody avait entretenu cette distance, ce n'était qu'en réponse au comportement de fuite de sa soeur, rien de moins. Woody réfutait déjà les paroles de la journaliste, lui précisant qu'elle aurait dû se tenir sur ce piédestal qui l'avait rendu fort. Nevaeh secouait la tête durant le discours de son frère, n'approuvant pas ces mots jusqu'à ce qu'il lui dise qu'il avait toujours été fier d'elle. Et là, elle arrêta de bouger. Ça, c'était la première fois qu'elle l'entendait, que ça venait de lui. Les parents Rutkowski n'avaient cesse de le lui dire, mais au fond, celui dont elle l'attendait le plus, c'était son héros. « C'est vrai ? », demanda-t-elle, émue. Elle ne doutait pas de son amour, rappelons-le, mais la fierté, c'était une première. Elle avait toujours cru que son travail et ses voyages répétés l'exaspéraient parce qu'ils la faisaient s'éloigner. Et même s'il lui demandait de partir plus souvent qu'autrement, il avait besoin d'elle. Et elle aussi, elle avait besoin de lui. « Pourquoi on se fait ça, alors ? » Mais la question était sans doute sans réponse. « Moi aussi, j'ai besoin de toi... » Plus que jamais, même, elle avait besoin de lui. Parce qu'elle l'aimait plus que tout sur cette terre, parce qu'elle se sentait perdue sans lui, parce qu'elle vivait, elle aussi, des échecs dans sa vie professionnelle et sentimentale et qu'elle avait besoin de son grand-frère pour passer au travers de toutes ces épreuves. « Mais même si je pars, même si j'ai besoin de voir le monde.. J'suis jamais vraiment partie... Je ne pourrai jamais vraiment partir. » Son monde, c'était Bowen.