if I start to levitate, pull me down with all your weight (beatrice)

À force de livrer directement chez les petites entreprises ou chez les particuliers qui faisaient affaires avec lui, Isaiah s’était acheté une petite remorque à attacher à l’arrière d’un véhicule, afin de transporter les meubles. La difficulté était qu’un véhicule, Isaiah n’en possédait pas. Au départ il s’était arrangé avec des amis pour qu’ils l’aident à déménager les objets le jour x, mais la logistique était devenue rapidement compliquée. Ses amis aussi avaient des horaires de travail et ne pouvaient pas toujours répondre présents pour aider Isaiah à livrer d’un point A au point B à travers la ville, et même parfois dans les villes avoisinantes. Isaiah avait donc réglé une partie de la question : lorsque ses livraisons se faisaient à l’intérieur de Bowen, il s’était arrangé pour attacher sa petite remorque à son vélo. C’était son moyen de transport préféré. Il s’était inspiré des déménageurs à vélo qui se faisaient de plus en plus populaires dans les métropoles. Il avait toujours trouvé le concept très cool et écologique, aussi, alors il s’était dit que pour des commandes pas trop grosses, il pouvait le faire lui aussi. Ce matin, donc, avec l’aide de Perry lorsqu’il était passé le matin pour voir les enfants, il avait embarqué dans la remorque le beau bureau en mélèze sur lequel il travaillait depuis quelques semaines. Il regarda sur une carte l’adresse indiquée par Beatrice Shrewsbury, celle qui avait passé la commande et avec qui Isaiah avait discuté à quelques reprises dessus afin d’avoir un meilleur portrait de sa demande. Il était assez satisfait du résultat, la finition correspondait plutôt exactement à ce que Beatrice avait demandé. Il espérait que ça lui plaise. Il attacha la remorque à son vélo, salua tout le monde, et partit vers les 10 :00 du matin pour arriver à destination quarante-cinq minutes plus tard. Il laissa son vélo et la remorque dans le stationnement de l’établissement et alla à l’entrée. Il y avait trop de numéros et trop de boutons sur lesquels appuyer, alors il préféra prendre son dinosaure de téléphone et composer le numéro de Beatrice. « Salut Beatrice, c’est Isaiah. J’suis arrivé devant avec le meuble, j’avoue que je sais pas trop où me diriger, et aussi, j’suis malheureusement venu qu’avec ma seule paire de bras, je ne sais pas si quelqu’un pourrait m’aider juste à tout transporter jusqu’à ton bureau ? » Il était pas un grand maître de l’organisation, Isaiah. Sa petite affaire fonctionnait bien surtout parce que ses talents d’ébéniste étaient indéniables.

« Ok, à bientôt ! » Isaiah raccrocha en refermant son flip-phone, ne se sentant jamais un être du passé, lorsqu’il se présentait avec ça sur l’oreille. Isaiah, il s’en foutait pas mal, de ne pas avoir le dernier modèle de telle ou telle technologie. En fait, il se portait bien mieux avec ce vieux téléphone qui ne faisait pas grand-chose d’autre qu’appeler ou envoyer des messages à la vitesse d’une tortue. Au moins, il ne passait pas sa vie scotché à son écran comme d’autres, oubliant que tout un monde vibrait autour d’eux. Isaiah vivait pleinement dans le moment présent, sans avoir besoin d’en immortaliser tous les beaux moments pour s’en vanter sur les réseaux sociaux. Bref, c’était une autre histoire ! Il attendit que Beatrice le rejoigne en bas tel que mentionné. Il sourit en la voyant arriver presque à la course. « Oh, fallait pas te presser, je le suis pas, moi. Pressé. » Il continua à sourire, remarquant qu’elle, elle le vouvoyait lorsqu’elle lui tendit le badge pour rentrer dans le building. Le genre de building dans lequel l’ébéniste ne mettait les pieds lorsque nécessaire, trop apeuré, en quelque sorte, de ce qui pouvait se tramer dans tous ces bureaux. « Merci. » Il l’attacha à un endroit un peu random de son t-shirt, ne sachant pas trop où le mettre. Il se dirigea vers son meuble qui attendait bien fixé à la remorque. « Je te préviens, c’est assez lourd. C’est en bois massif, alors … Va falloir sortir les muscles. » Et il ne disait pas cela tant pour elle que pour lui, lui qui était plutôt chétif en son genre. L’idée de payer un abonnement à un gym pour se muscler sur des machines lui semblait un peu ridicule quand il pouvait tout faire ça à l’extérieur. Le truc, c’est qu’il ne le faisait pas plus, à l’extérieur. Il avait un très bon cardio à force de pédaler en ville, mais pour les muscles de ses bras, c’était autre chose. Rien que de tenir sa fille, Harper, était un challenge. « Comme il est bien protégé par la couverture, j’le laisserais dans cet emballage-cadeau jusqu’en haut. Ce sera le big reveal une fois dans ton bureau ! » Proposa Isaiah avec un sourire. « En espérant qu’il te plaise, parce que … je le redescends pas sinon. » Ajouta-t-il en riant, toujours très à l’aise et familier avec les gens, même lors des premiers contacts officiels.

Isaiah n’avait juste aucun professionnalisme, c’était aussi simple que ça. Cela ne signifiait pas pour autant qu’il ne faisait pas du bon boulot ! Au contraire. C’est juste que les relations cordiales et détachées avec les clients, il n’aimait pas trop ça, il préférait considérer tout le monde comme des amis à qui il bâtissait un meuble à leur image. C’est pour cette raison qu’il s’était montré aussi familier et curieux envers Beatrice, pour la découvrir, et pour mettre un peu d’elle-même dans ce meuble. C’était peut-être qu’un bureau de travail pour certains, mais pour Isaiah le bois qui le constituait avec une âme, et il fallait l’imprégner correctement. Une fois devant la remorque lourde du meuble en bois massif, Isaiah se grattait un peu la tête pour planifier comment monter ça en haut. C’était la partie qu’il aimait et détestait tout à la fois, les livraisons. Il en raffolait pour voir la réaction des gens, mais il détestait ça parce que ça impliquait de transporter ses œuvres qui étaient, souvent, très lourdes. « D’acc. Je te laisse gérer. Je n’ai absolument aucune idée des dimensions de ma propre remorque, alors, j’te suis. » Dit-il avec un grand sourire. Un homme prisonnier d’une masculinité toxique aurait peut-être sorti un truc du genre ma belle, cette remorque ne passera jamais dans l’ascenseur , mais Isaiah était loin d’avoir à prouver sa virilité en pensant tout connaître. Il ne connaissait pas grand-chose, encore moins l’allure des installations de ce building, alors que Beatrice elle, en passait les portes à tous les jours. Elle détacha la remorque du vélo et souleva l’attache, positionnant sans trop de mal la remorque en ligne droite vers la porte de l’établissement. Isaiah fit le tour de la remorque et se positionna pour pousser. « Prête ? » Demanda-t-il, il allait quand même pas risquer de lui rouler ça sur les pieds. Il déconnait pas quand il disait que c’était lourd, c’est juste Beatrice qui était trop forte pour lui.

Après avoir reçu le feu vert de la part de Beatrice, Isaiah commença à pousser sur la remorque, et elle à tirer, à reculons. L’artiste préférait largement sa position, même s’il n’était pas l’être le plus maladroit du monde, il n’avait jamais été doué pour diriger quoi que ce soit d’autre que sa propre personne. Dès qu’ils pénétrèrent dans le building, l’air climatisé allumé sans doute au maximum pour garder tout l’immeuble le plus frais possible pour les cravates, Isaiah retint un commentaire. Ce n’était plus un secret que les airs climatisés favorisaient le réchauffement climatique, d’ailleurs c’était pour cette raison qu’Aisling et lui crevaient de chaud à longueur d’année à l’intérieur de la maison. Isaiah poussa jusqu’à l’ascenseur vers laquelle Beatrice se dirigeait et une fois dedans, les portes se refermèrent et la jeune femme lui indiqua qu’ils se rendaient au quatorzième. « Ok ! » Isaiah se retourna, appuya sur le chiffre indiqué et attendit. Lui non plus n’était pas spécialement fan des ascenseurs, surtout parce qu’il se disait qu’il avait des jambes, pourquoi utiliser une machine qui le ferait monter ou descendre ? Il les trouvait nécessaires pour les personnes à mobilité réduite ou pour les personnes avec des problèmes de santé, afin de rendre chaque milieu accessible, mais pour sa propre utilisation, il était bien rare qu’il y ait recours. Le duo arriva finalement à l’étage. Isaiah ignorait qu’il existait de telles tours à bureaux à Bowen, enfin, il les voyait, mais il ne pensait pas qu’elles renfermaient autant d’espaces. Beatrice le guida dans la manœuvre pour sortir de là, et vers son bureau. « On peut prendre une pause ? J'sais pas comment tu fais mais moi, mes bras sont déjà morts. » Admit-il en se reposant sur le meuble toujours recouvert. « Ça fait grimper l’impatience, hein ? » Demanda-t-il en riant. Elle, elle serait déjà rendue à son bureau, le meuble à découvert, si ce n’était que d’elle, il en était persuadé.

Habitué de respecter le rythme des autres, Isaiah fut un peu surpris de la réaction qu’il sembla voir apparaître sur le visage de la jeune femme, et il préféra se dire qu’il avait mal interprété l’expression passagère sur son visage. C’était plus facile pour lui de voir le meilleur chez les autres, parfois. Il prenait souvent ce pied de recul et remettait en question ses propres perceptions, pour donner le bénéfice du doute aux autres. Souvent on le traitait de naïf pour cette raison, mais Isaiah choisissait tout simplement ses combats. Et puis, qu’est-ce que ça changerait si Beatrice avait effectivement été agacée de sa demande de prendre une pause ? Elle s’était reprise rapidement, c’était l’essentiel. Si elle l’avait forcé à continuer, là, Isaiah aurait davantage eu un problème. L’artiste échangea donc un sourire avec elle alors qu’ils venaient de reposer le meuble, le temps que l’ébéniste retrouve un peu de force dans ses bras. « Un verre d’eau ce serait pas de refus. Merci ! » Répondit le trentenaire dont la respiration se calmait tout de même un peu. Il avait les coudes posés sur le meuble, toujours recouvert d’une couverture afin de le protéger – et cela gardait la surprise du même coup ! Beatrice était davantage patiente qu’il ne l’aurait cru puisqu’elle lui proposa d’aller luncher, pour récupérer un peu avant de terminer d’emmener le meuble jusqu’à son bureau. « C’est bien la première fois qu’on me propose ça pendant une livraison, la plupart du temps, le plus vite c’est installé, dévoilé et apprécié, le mieux c’est. Enfin, pour les autres. Pour moi j’aime bien prendre mon temps, alors … Le lunch ce serait avec plaisir ! » Il avait tendance à beaucoup parler aussi, Isaiah, par moments. Ça dépendait des circonstances. « Je t’avertis par contre je suis pas très fancy au niveau des restaurants … Je sais pas si y’a quelque chose de simple et local dans le coin ? » Demanda-t-il, ne connaissant pas trop ce quartier d’affaires. Le moins il traînait dans ce monde-là, mieux il se portait.

Isaiah attrapa le verre d’eau que Beatrice lui tendait, buvant sans plus attendre une grande gorgée de l’eau fraîche. Ça calmait déjà son petit corps affolé par l’effort. Il avala avant de pousser un petit souffle de satisfaction. Le jeune homme buvait énormément d’eau dans une journée, rarement autre chose que ça d’ailleurs, et il sentait rapidement la soif le gagner s’il passait une heure sans une gorgée. Le fait d’avoir traîné ce meuble à vélo et de l’avoir monté jusqu’ici, tout ça sans s’hydrater, avait probablement levé le drapeau rouge à son métabolisme. Non seulement ce besoin-là était maintenant comblé mais, en plus, Beatrice lui proposait d’aller casser la croûte avant de poursuivre la livraison et le dévoilement. Isaiah accepta, évidemment, lui qui refusait rarement une occasion pour apprendre à connaître quelqu’un. « Un petit trou dans le mur, c’est le nom du restaurant ? » S’interrogea Isaiah, qui sinon n’avait absolument jamais entendu cette expression. Il esquissa un sourire. « De la cuisine hawaiienne ça ira parfaitement. » Il en salivait même déjà. « Allons y alors, sinon tu vas continuer de lorgner le meuble et tu changeras d’idée. » Plaisanta-t-il – même si ce n’était pas tout à fait faux. Mais maintenant que l’estomac d’Isaiah grondait, la déception serait grande si les plans changeaient. Il déposa à son tour le verre d’eau qu’il venait de terminer en une grande gorgée, et se dirigea de nouveau vers l’autre bout du couloir mais cette fois, prêt à prendre les escaliers. Il n'avait plus rien de lourd à porter, il n'avait donc plus d'excuses et de toute façon, il n'en cherchait pas, des excuses. Comme mentionné plus tôt, Isaiah préférait se servir de ses jambes plutôt que d'opter pour la paresse. Il se dirigea donc vers la porte menant à la cage d'escaliers.

En même temps, la livraison faisait partie du travail d’Isaiah. Et aussi de ses petits plaisirs. Il aurait aisément pu faire appel à une compagnie de déménagement ou de livraison afin de transporter ses meubles finis jusqu’aux clients. C’aurait été pas mal plus simple, mais c’aurait été plus coûteux et, surtout, il n’aurait pas toujours eu le plaisir de voir la surprise ou le bonheur sur le visage de ses clients. Évidemment, pour des meubles aussi massifs que le bureau de Beatrice, il allait probablement devoir revoir son mode de fonctionnement, mais pour le moment la jeune femme ne semblait pas trop outrée de son manque de bras. Elle compensait ! Elle l’invita d’ailleurs à aller casser la croûte question qu’il reprenne des forces pour les derniers miles. À son expression du petit trou dans le mur, il s’interrogea, ce qui fit bien rire Beatrice. Isaiah rit également, n’ayant aucun problème avec l’autodérision. « Oh ! On en apprend tous les jours. Et tu m’en vois rassuré, aussi. Je suis pas bien gros mais je suis pas certain de rentrer facilement dans un petit trou dans le mur. » Isaiah avait le pire humour du monde, il n’aurait jamais pu être humoriste mais c’était toujours dit avec tellement de douceur et de simplicité que ça en devenait drôle. L’artiste les pressa – mais pas vraiment – de se rendre au restaurant de peur que Beatrice change d’idée. « Oh, tu es marine ? » Releva-t-il avec curiosité. Avec sa force, ce n’était pas non plus une très grande surprise. Il rit de bon cœur en entendant le ventre de la jeune femme gronder, avant de se diriger vers les escaliers. Isaiah suivit la brunette jusqu’au restaurant en question, le petit trou dans le mur qu’il se répéta dans sa tête, pour ne pas oublier cette expression fort intéressante. Ils prirent place à une table, face à face. Le jeune homme regardait le menu inscrit au tableau. « Des banh mi au tofu. Ça me parle ! » Et à son tour de laisser son estomac gronder.

Rapidement, Isaiah sentit que la question à propos du fait qu’elle soit marine avait pris de court la jeune femme. Il savait déceler ce changement chez les gens, il savait déceler les inconforts, les malaises. Parfois il en profitait pour pousser lorsqu’il sentait une mince ouverture, d’autres fois il respectait qu’une personne choisisse de se refermer complètement. Chaque chose en son temps. Isaiah garda le silence, sondant Beatrice afin de savoir dans laquelle des deux catégories elle se trouvait. Finalement, c’est elle qui ajouta qu’elle l’avait été, il y avait un moment, pour des excursions scientifiques. Isaiah hocha la tête. « Et ce que tu fais ici, alors, ça a encore un peu un lien avec tout ça ? Tu es scientifique ? » Il regarda autour de lui, se sentant un peu bête. Ces grands bureaux n’avaient rien à voir avec des laboratoires, mais sait-on jamais. Isaiah et Beatrice se rendirent ensuite assez rapidement au restaurant – le petit trou dans le mur ! ça le faisait encore sourire – et s’installèrent à une table. Beatrice ne consulta même pas le menu, et Isaiah quant à lui fit son choix assez rapidement sur le tableau noir devant lui. « Oui, oui je suis végétarien, depuis … Ouf. Au moins dix ans. » Il avait mangé un peu de viande par-ci par-là depuis, mais surtout quand une personne s’apprêtait à jeter le contenu d’une assiette et qu’il préférait la terminer plutôt que gaspiller – s’il lui restait encore de la place, évidemment. « Mais ne te gêne pas pour moi, prends ce qui te tente ! » Il sourit doucement. Isaiah n’était pas du genre à forcer les autres à adhérer à ses pratiques, à ses convictions. Il avait une méthode un peu plus douce, qui passait par la discussion ouverte et compréhensive. Cependant il ne connaissait pas Beatrice, il n’allait pas lui vanter tous les mérites du végétarisme lors d’un repas du genre. La serveuse leur apporta des verres d’eau et prit leur commande avant de s’en retourner en cuisine. Le silence n’incommodait pas Isaiah non plus, au contraire il avait appris à l’apprécier, à le comprendre, à le respecter, à travers ses différents voyages. C’est Beatrice qui meubla la première la conversation. Elle rougit un peu, réaction que ne saisit pas trop Isaiah. Lui trouvait la question bien justifiée. « Ça m’est un peu venu par hasard, il y a onze ans. En fait c’est que j’avais jamais vraiment eu de boulot avant ça, pas de diplôme non plus, mais j’ai commencé à sculpter quand j’étais ado et le côté artistique de l’ébénisterie, ça m’a parlé quand je suis arrivé à Bowen. Alors je me suis formé par moi-même et quelques années après, ma petite business a commencé à bien rouler. » Expliqua Isaiah, toujours enthousiasmé de parler, de lui, des autres, de la vie, peu importe. « Et toi ? Native de Bowen ? »