bye bye, bye to all of the noise (selma)

Puisque le fonctionnement réussissait plutôt bien, Aisling et Isaiah avaient maintenu leur règle que l’un et l’autre avait besoin d’une journée libre par mois, chacun pour faire ce dont il avait envie. Pendant cette journée, l’autre restait à la maison pour s’occuper des enfants et aller au parc avec eux, jouer dehors, faire le ménage pendant les siestes, etc. Pour leur santé mentale, il avait été extrêmement important de se permettre ces journées de repos pour l’autre conjoint. C’était leur manière de garder un équilibre et de ne pas se perdre dans la parentalité, ne pas oublier qu’ils étaient Isaiah et Aisling avant tout. Être parent n’était pas tout ce qui formait leur identité. Depuis que cette entente avait été prise, Isaiah avait été en sortie de canot avec Byron au Lac Proserpine en mai, avait pris une journée complète pour faire du vélo aux alentours de Bowen en juin, et voilà qu’en juillet il avait proposé à Selma, une de ses bonnes amies, d’aller faire une randonnée au parc national d’Eungella. C’était à près de trois heures de route, en voiture, de Bowen. Heureusement que Selma avait proposé de prendre leur voiture, autrement le moyen de transport d’Isaiah aurait été le vélo, et disons que leur randonnée pédestre aurait été plutôt courte, le temps de se rendre au parc national et d’en revenir. Petite nouveauté dans l’escapade cependant, Isaiah avait décidé de ne pas partir complètement seul en laissant Aisling avec les deux filles. Il avait décidé d’emmener Harper avec lui, pour l’initier doucement à la marche en montagne. Il avait donc installé le banc de bébé autrefois utilisé par Siobhan sur la banquette arrière de la voiture de Selma, et ils avaient pris la route vers le sud. Harper leur fit quelques crises de larmes pendant le trajet, mais rien de bien terrible. Ils arrivèrent avec leurs tympans encore bien sains, à destination, ayant même pu chanter quelques chansons ensemble pendant leur roadtrip, et ayant aussi pris le temps de discuter de la vie de l’un et de l’autre, un peu. Ils continueraient le tout en forêt. Isaiah sortit de la voiture et installa Harper dans son sac de randonnée, dans son dos. « Toi qui as de l’expérience, est-ce que je l’ai bien positionnée ? Tu crois qu’elle est confortable ? » Demanda Isaiah à Selma, puisqu’il avait entendu ses histoires de rando-camping avec sa fille Isidora et son mari Leónel, à l’époque.

Selma passe le maximum de temps qu’elle peut à l’extérieur. Elle déteste devoir rester enfermée dans son bureau pour travailler. Elle préfère emporte son ordinateur et rédiger ses articles à l’extérieur même si cette pratique commence de plus en plus à agacer son directeur de rédaction qui aimerait bien l’avoir un peu plus à l’œil et au bureau. Quand elle ne travaille pas sur ses articles ou ses livres de voyage, elle part en randonnées ou en balade, suivant le temps qu’elle a. Seule, avec sa fille ou avec des amis qui partagent eux aussi l’amour de la nature et du grand air. Peu importe la saison, elle est dehors, que ce soit à Bowen et ses alentours ou à l’autre bout du monde pour un trek de plusieurs semaines. Cette fois, il ne s’agit que d’une journée, une petite randonnée avec Isaiah et sa fille. Elle connaît bien le parc d’Eungella, il est à quelques heures en voiture de Bowen donc forcément elle l’a déjà arpenté à de nombreuses reprises et à différentes saisons. La forêt relativement dense les protégera du froid car même si la météo reste clémente à Bowen en été, les températures sont un peu plus fraîches dans les terres. Le jeune homme n’ayant pas de voiture, il y sont allés avec la sienne. Elle ne s’en sert pas beaucoup, en général seulement pour atteindre des randonnées qu’elle ne peut pas rallier à pied ou des endroits un peu reculés pas très bien desservis en transport. Le trajet se fait dans la bonne humeur malgré les quelques pleurs d’Harper par moments. Cette escapade lui rappelle le temps où Izzy était encore petite et où elle partait avec León un peu partout dans le monde pour faire des randonnées. Cette époque lui manque terriblement. Une fois arrivé Isaiah installa sa fille dans son dos pour pouvoir la porter plus facilement. Il demanda conseil à Selma. Celle-ci se plaça dans le dos du jeune homme et vérifia le tout, touchant son dos pour évaluer si tout est bien plaqué là où il faut. « Ça me semble pas mal. » Elle regarda si Harper n’était pas trop serrée et si elle pouvait tout de même un peu bouger. « Si elle est pas bien tu t’en rendras vite compte ! » lui dit-elle avant d’ajouter « Les premières fois avec León on a eu du mal à bien accrocher Izzy, elle nous a bien fait comprendre qu’il y avait un truc qui allait pas. » Et gérer un enfant en crise au milieu de nulle part à l’autre bout du monde, c’est assez particulier.

Après avoir demandé les conseils de Selma, et l’approbation pour la position de Harper dans son dos, surtout, la quadragénaire s’approcha pour faire les vérifications nécessaires. Isaiah se mit donc dos à elle afin qu’elle puisse mieux regarder. Il était un peu papa poule, l’ébéniste, il l’était déjà avec Siobhan qui n’était même pas sa propre fille, alors maintenant qu’il avait Harper, le sang de son sang, c’était décuplé. Il n’aurait pas voulu qu’elle soit inconfortable ou pire, mal attaché, et qu’un accident survienne. Aisling, qui flippait déjà un peu qu’il parte avec la petite si jeune, pour une randonnée d’une journée, le disputerait certainement à son retour, aussi. « Great. » Avait lâché l’artiste quand elle approuva le tout. « C’est la première fois, alors, c’est sûr que j’ai le petit stress. » Avoua-t-il avec un sourire, se retournant face à Selma. Elle lui parla de ses premières fois avec Leónel et Izzy, et ça le rassurait de savoir qu’ils avaient aussi eu leurs inquiétudes et leurs petits soucis par rapport à ça. « Au moins de l’expérience pour gérer ça, alors, tu pourras m’aider si jamais y’a de quoi. » C’était un peu pour ça qu’il avait décidé de prendre Harper avec lui, aussi. Parce qu’il savait qu’il pouvait compter sur Selma. Isaiah n’avait jamais eu ces peurs-là jusqu’à maintenant, parce qu’il n’avait toujours eu qu’à faire gaffe à lui-même et à personne d’autre. Là, il était responsable de ce petit être, il ne pouvait pas juste être je-m’en-foutiste et advienne que pourra. Si seul, Isaiah n’était pas embêté par les imprévus, avec ce petit être dans son dos, les choses étaient différentes. « Ça doit te rappeler des souvenirs. » Dit-il, sachant qu’avec ça il devait y avoir aussi pas mal de nostalgie, puisqu’il était au courant de ce qui s’était passé entre León et elle récemment. Il était à Bowen déjà, Isaiah, ce jour où plus rien n’avait eu de sens.

Si Selma n’avait jamais voulu avoir d’autre enfant qu’Izzy, ne voulant pas spécialement fonder une grande famille mais plutôt garder sa liberté, elle était heureuse de pouvoir partager cette journée également avec la fille de son amie. En temps que cheffe scout, elle apprécie toujours aider les enfants des autres à découvrir la nature et la joie des activités au grand air. Elle s’assura que tout était bon pour le porte bébé et qu’Harper soit à l’aise puisqu’ils partaient pour une journée de marche, même s’ils comptent bien faire des pauses et la laisser descendre de son siège. « C’est normal t’inquiète pas, ça sera ça pour chaque grand moment de sa vie ! » Elle se souvient du premier jour d’école d’Izzy et comment elle avait joué les mères poules ce qui n’est pas franchement dans ses habitudes. En général elle est plutôt la mère sympa, bonne copine, stricte quand il faut mais relativement distante, qui laisse sa fille faire ce dont elle a envie du moment qu’elle ne disparaît pas dans la nature sans donner de nouvelles. « Oui, t’inquiète moi. La première fois qu’on a mis Izzy dans notre dos avec León, on était déjà au milieu de nulle part sans personne pour nous aider. » Une chance que la débrouillardise fasse plutôt partie de leurs qualités puis qu’avec un enfant en bas âge à gérer pendant de longues randonnées, il faut pouvoir un minimum s’en sortir sans aide extérieure. Une fois tout réglé, ils s’élancèrent pour leur aventure, dans la forêt. Isaiah lui dit que cette petite escapade avec Harper devait lui rappeler quelques souvenirs. « Oui, nous on était un peu inconscient. Je crois qu’on pensait un peu trop que ça serait simple de gérer un enfant qui ne sait même pas encore marcher pour un trek de plusieurs jours. En plus on était parti aux États-Unis, loin de tout. Pendant les ravitaillements aux étapes, on était obligé de remplir en partie nos sacs de couches. » Elle est nostalgique de cette époque où ils étaient les rois du système D pour prendre soin de leur fille en pleine nature avec leur équipement de randonnée rudimentaire.

Harper allait bientôt avoir dix mois. Isaiah n’en revenait pas du temps qui passait, à si vive allure. Sa fille avait dix mois et lui était installé à Bowen depuis onze ans. Onze ans. Ça aussi, c’était un assez grand choc. On aurait pu croire qu’après avoir passé toutes ces années passées en Australie, il connaîtrait le coin comme le fond de sa poche, et s’il est vrai que l’artiste avait souvent pris sa van pour arpenter la région, il n’avait pas encore découvert chacun de ses secrets. Il se promettait que, lorsque Harper serait en âge de profiter comme il faut de la beauté de ce monde, il la trimballerait partout en Australie et plus loin encore. Il espérait qu’Aisling embarquerait dans cette grande aventure qu’il se projetait pour eux. Elle devait bien se douter qu’Isaiah voudrait montrer à Harper ce mode de vie qui avait été le sien si longtemps. « Et des moments, y’en a tellement … » Souligna Isaiah, qui était du genre à s’émerveiller pour un rien alors pour lui, chaque journée pouvait être un grand moment. Il n’avait pas nécessairement les mêmes milestones que tout le monde, ou plutôt, il en avait bien plus. L’artiste sourit en entendant l’anecdote de Selma, à propos d’Izzy, León et elle au milieu de nulle part. « Vous avez un calme légendaire tous les deux, vous avez probablement géré ça comme des pros. » Enfin, c’est l’image qu’avait conservé Isaiah de Leónel, même s’il ne l’avait pas vu souvent avant que son trouble de stress post-traumatique ne naisse. Et il ne l’avait pas revu très souvent par la suite. Il aurait eu envie d’aller le voir et sans doute le ferait-il un jour, même s’ils n’avaient jamais été très proches. C’est plutôt Selma qui les liait, avant. Le trio s’élança finalement dans la forêt, Isaiah marchant avec agilité malgré le poids sur ses épaules. « C’est une belle insouciance, je trouve. Et puis ça nous ramène un peu aux sources. T’imagines, avant, comme ils se débrouillaient avec leurs grosses familles ? Il fallait tout trimballer, marcher sur des kilomètres, avec les enfants, la nourriture, les ressources … » Souvent Isaiah rêvait de ce temps-là. On lui disait souvent : tu dis ça aujourd’hui mais t’aurais pas aimé vivre à cette époque. Peut-être. Sans doute. Mais il y avait aussi des leçons à retenir afin d’éviter des erreurs que toute l’humanité était en train de commettre.

Si maintenant Izzy est plus grande et indépendante aussi, Selma se souvient très bien de chaque chose que sa fille a découvert ou fait avec elle ou León. La première randonnée tous ensemble, les première où Izzy a marché, la première qu’elle a fait en entier avec eux, sa première semaine chez les scouts sans eux. Si elle a beaucoup poussé sa fille à aimer comme elle la randonnée, la marche et passer son temps dehors, elle ne l’a jamais obligé à tout le temps venir avec eux ou à continuer les scouts si ça ne lui plaisait pas. Mais il faut croire qu’avec deux parents qui ont passé la plupart de leurs vacances à marcher un peu partout dans le monde, il est difficile de détester le trek vraiment. « Oui, surtout à cet âge là. » En grandissant il y a de moins en moins d’étapes importantes et surtout pas toujours réjouissantes comme le premier copain ou la première copine, qui même si c’est normal, Selma sait que ça lui fera quelque chose quand Izzy parlera de ses premiers amours sérieux. A propos de leur première fois en randonnée avec Izzy dans le porte-bébé, Isaiah ne se fit pas de soucis sur la situation qu’ils ont dû gérer avec calme. « León plus que moi….mais bon l’avantage d’être en pleine nature c’est qu’on peut crier sans déranger personne. » répondit-elle en riant. Elle a toujours eu un tempérant beaucoup plus explosif que son mari, qui réussissait à la calmer les fois où elle commençait à s’énerver que les choses ne se passent pas comme elle aurait aimé. Chaque fois qu’elle repense à cette époque, elle a un pincement au cœur. Les choses auraient dû continuer encore, jusqu’à leur mort sans doute, pas s’arrêter brutalement il y a quatre ans, ce n’est pas comme ça qu’elle avait prévu que leur histoire ne se finisse. « Je pense qu’ils savaient mieux se débrouiller que nous dans la nature aussi. Ils avaient moins besoin du reste, ils savaient chasser, pêcher, cueillir les bons fruits aussi. Maintenant il y a plein de gens qui abandonnent en cours de route des treks parce qu’ils sont mal préparés ou parce qu’ils se sont empoisonnés en mangeant une baie empoisonnée. » Elle en a vu pas mal au cours de ses voyages, des gens qu’elle croise aux points de ravitaillement sur le parcours et qui écrivent leur nom dans le registre mais qui ne sont plus là à mesure que le temps avance.

Isaiah hocha la tête. À l’âge de Harper, et les quelques années à venir aussi, ce serait des premières fois à tous les jours, puis à toutes les semaines, et finalement elle grandirait et les milestones s’espaceraient d’année en année. Mais Isaiah avait une certitude : il serait fier d’elle à tout coup, à tout pas de plus par en avant, peu importe dans quelle direction c’était. Et même si parfois elle avait l’impression de revenir vers l’arrière, il lui ferait comprendre que dans la vie, on ne suit pas le même chemin en ligne droite tout le temps. La vie, c’était comme un sentier de randonnée, en fait, on monte et parfois avant même d’avoir atteint le sommet, on redescend une bonne partie de l’ascension faite, pour mieux remonter ensuite, on tourne à gauche et puis à droite, sans carte on a l’impression de tourner en rond mais non jamais, les balises font louvoyer entre les arbres, les rochers, les rivières et les lacs, jusqu’à ce qu’on arrive au bout, au bout du monde, au bout de sa vie. « T’as crié à ce moment-là ? » Demanda Isaiah en riant à propos de l’anecdote de la première sortie en randonnée de Selma et Leónel avec la petite Isidora. Il imaginait bien le mari de Selma avec son calme de neurochirurgien, effectivement. Il aurait cependant pensé que son amie avait également su garder son sang-froid. Il la connaissait tellement en contrôle de tout, mais c’était sans doute l’expérience qui était venue avec le temps, ce qui n’était pas le cas avant. C’était pareil pour les premiers voyages d’Isaiah, à l’adolescence, il avait peur de tout le monde et peur d’être seul, aujourd’hui c’était parfois ce qu’il recherchait, la solitude entouré de nouveaux visages. Cette conversation lui fit penser à avant, avant les grandes révolutions, avant le capitalisme, avant l’individualisme, avant ce système pourri qu’Isaiah aurait démantelé demain matin pour tout recommencer. « Oui, et c’est bien ce que je trouve triste … On ne sait même plus reconnaître la nature qui nous entoure et avec qui, à une époque, on ne faisait qu’un en quelque sorte … Maintenant, à la place de la connaître et de la respecter, on en fait ce qu’on veut. » Dit Isaiah en se penchant pour ramasser un déchet, ce qui ponctua assez bien son discours, malheureusement. Il sortit un sac qu’il traînait toujours dans son sac de randonnée et y fourra le déchet avant de le ranger à nouveau. Un geste à la fois. « Désolé, j'pars encore dans ma tête. » Il rit doucement. Parfois Isaiah était un disque brisé, à répéter ce qui n'allait pas dans la société, à  parler de ses idéaux, mais en même temps, il fallait bien que quelqu'un casse les oreilles des autres pour qu'on n'oublie pas aussi facilement. Aujourd'hui il y avait tellement de nouvelles partout, on passait vite à la prochaine, oubliant les tragédies d'hier qui étaient pourtant aussi celles de demain.

Même si Selma a toujours apprécié la liberté et qu’elle ne s’est jamais vraiment mis de barrières, elle aime la petite famille qu’elle a pu avoir avec sa fille et son mari. Aujourd’hui les choses sont différentes mais à l’époque, ils pouvaient partir parcourir le monde tous les trois, durant les vacances. Le reste du temps, elle le parcourait seule, pour ses reportages, tout en essayant d’être assez présente à Bowen pour voir sa fille grandir et ne pas louper toutes ces étapes si importantes, celles qu’Isaiah vit à présent avec sa fille. Elle lui parla de sa première randonnée avec Izzy enfant et toutes les galères auxquelles elle n’avait pas vraiment pensé. Selma est le genre de femme à foncer, elle n’a peur de rien et il en faut beaucoup pour l’arrêter. Alors un enfant en bas-âge, il lui en faut plus pour ne pas continuer à enfiler son sac à dos et à gravir les montagnes. Cependant, elle et León, enfin surtout elle, ont sans doute surestimés leur capacité à gérer tout ça au milieu de la nature. « Peut-être un peu. » avoua-t-elle en souriant. Elle était plus jeune aussi, encore plus impulsive qu’aujourd’hui, plus casse-cou et pas aussi aguerrie. La jeune femme partage avec son ami l’amour pour la nature. Quand elle marche pendant des kilomètres, observer le paysage est la seule activité avec celle de se perdre dans ses pensées, au risque de ne plus faire attention où on met les pieds. La randonnée et le trekking n’a plus vraiment de secret pour elle à présent mais elle a croisé sur sa route bon nombre d’aventuriers idéalistes, en quête de photos instagram mais qui en oublient la difficulté de certains parcours et la vie dans la nature. « T’excuse pas. » le rassure-t-elle. Elle sait combien Isaiah peut se montrer soucieux et anxieux lorsqu’il s’agit de la planète et du futur. Elle aussi ça la préoccupe quelque part, parce qu’elle n’a pas envie qu’Izzy vive dans un monde sans verdure et sans joie. « Maintenant les gens sont déconnectés de la nature. On a la chance de vivre au bord de l’océan, d’avoir accès à plein de coin de nature juste en marchant mais la plupart des gens vivent en ville et les seuls arbres qu’ils voient c’est dans les parcs ou entourés de béton. » Mais elle sait qu’elle ne peut pas les blâmer non plus. Elle aime la nature et pourtant elle voyage régulièrement en avion pour la voir.

Isaiah sourit, s’imaginant Selma crier au beau milieu de la forêt. Ça lui faisait penser à l’histoire de Cheryl Strayed, que le jeune homme avait lu à sa sortie en 2012, livre qui avait bien failli le convaincre de repartir sur la route, de quitter Bowen malgré l’année qu’il venait d’y passer. La randonneuse hurlait du haut d’une falaise, envoyant valser dans le vide ses chaussures brisées. Même ce genre de scène-là, même l’épuisement, donnait envie à Isaiah de continuer à découvrir toujours plus de ce monde, même dans ses zones éloignées. Finalement, il avait décidé de rester à Bowen, dix autres années s’étaient écoulées depuis et il s’était construit une vie ici, contre toute attente. Il habitait une maison, avait sa petite famille. Sa routine, même. Mais des aventures comme celle avec Selma, il en avait encore grandement besoin. Ça lui permettait de renouer avec une partie de lui-même qu’il avait tendance à laisser de côté lorsqu’il rentrait à Bowen. Et visiblement, ça le faisait également renouer avec ses idées anticapitalistes et écologistes. Enfin, celles-là, elles restaient bien ancrées dans sa tête et dans son cœur même lorsqu’il était entre les quatre murs de la maison qu’ils louaient à Aino. Isaiah s’excusa de s’être un peu emporté, il ne voulait pas alourdir un moment qui aurait dû être léger mais, en même temps, on ne devrait jamais s’excuser de dénoncer ce genre de choses. « C’est ça. Et quand les municipalités essaient de faire un effort et de, par exemple, planter des arbres sur les terrains, les gens se plaignent qu’ils n’en veulent pas dans leur cour. » Il soupira en secouant la tête, jetant un regard à Selma suite à cet exemple bien précis. « Fait vécu. » Sur la rue qu’Aisling et lui habitaient, même. Isaiah se serait réjouit que la ville leur offre gratuitement de planter un arbre devant leur façade. Mais ils en avaient déjà suffisamment pour la nouvelle réglementation. Bref. Le duo avait enfin terminé de marcher sur le petit sentier de gravelle qui reliait le stationnement à l’entrée officielle du parc. Ils pouvaient maintenant s’enfoncer sous la canopée, marchant sur roches et racines, comme il l’aimait. Il faudrait quand même qu’il redouble de prudence, avec Harper dans le dos, ce n’était pas le moment de tomber à la renverse.

Selma apprécie Isaiah pour son côté sans concessions et ayant de vraies convictions qui le guident. Il ne fait pas semblant pour être dans la trend, il a réellement à cœur les choses qu’il défend, ce côté passionné qui l’habite. Si elle partage ses idées, la jeune femme sait que son mode de vie est bien trop consumériste pour être viable. Elle vit dans une grande maison, a une piscine et prend très régulièrement l’avion pour partir en trek à l’autre bout du monde. Certes elle peut dire que c’est pour le travail puisque ses voyages lui servent à alimenter la section nature du journal de Bowen et à écrire des livres de voyages mais même sans ça, elle voyagerait probablement tout autant ou du moins autant que son travail pourrait lui permettre. Elle essaie de partir moins loin mais le dépaysement c’est ce qui lui plaît le plus. Et elle qui est toujours en quête de plus d’aventures et de treks toujours plus longs et ambitieux, elle est bien obligée de quitter l’Australie pour des routes plus lointaines. Elle a pour objectif de parcourir tous les plus longs chemins de la planète et il n’y en a pas beaucoup autour d’elle. Ayant les moyens, elle essaie de compenser le carbone émis en faisant des dons à des associations, notamment pour planter des arbres même si ça ne règle pas complètement le problème. Son ami lui parle d’ailleurs d’un problème qu’il a eu dans sa rue avec des habitants qui ne voulaient pas d’arbres chez eux. Pas vraiment une grande adepte des pelouses lisses et nues, sans aucune plante, elle a chez elle plusieurs arbres et arbustes pour apporter de l’ombre, bien utile en été. Elle trouve ça aussi bien plus jolie qu’une grande étendue d’herbe qui va jaunir quand il fera chaud ou qu’il faudra arroser pour éviter qu’elle ne meure et ainsi consommer davantage d’eau. « Souvent les gens veulent bien qu’il y ait des arbres mais pas chez eux, chez les autres. Et encore, quand ils sont sur les trottoirs, avec les feuilles qui tombent ou les fruits qui peuvent tâcher, ils se plaignent quand même. » Alors qu’il est bien plus agréable de marcher sous des arbres qu’en plein soleil. Justement eux-mêmes arrivent à l’entrée du sentier, entouré d’arbres. Le soleil ne tape pas fort en hiver mais il est tout de même bien agréable de marcher sous les arbres, simplement pour la beauté du trajet. « Fais attention où tu mets les pieds, avec un enfant dans le dos on perd beaucoup plus facilement l’équilibre. » lui expliqua-t-elle pour avoir déjà fait l’expérience de presque tomber, à chaque fois rattrapée par León.

Isaiah hocha vigoureusement la tête en entendant les paroles de Selma. « Le fameux Oui mais pas dans ma cour. » Des gens qui prétendaient être verts et ouverts, mais qui au fond n’acquiesçaient que lorsque ça ne les touchait pas directement. C’était facile de donner son approbation pour un truc qui n’a aucun impact sur sa propre vie. Mais lorsque vient le temps de changer ses habitudes quotidiennes, alors là, c’était un véritable casse-tête de transformer les pensées des gens. « Le confort de l’individu est souvent plus fort que le bien-être collectif. C’est pour ça qu’on retrouve parfois jusqu’à deux ou trois climatiseurs par logement, des douches à haute pression, des terrains bourrés de pesticides juste pour qu’il soit beau et vert … » La liste aurait pu être longue mais Isaiah s’arrêta à ces exemples-là qui lui venaient en tête. À Bowen, l’herbe était souvent jaune, sur les terrains laissés sans entretien particulier. Il faisait chaud, en Australie, c’était normal de ne pas avoir les gazons verts qu’on voit à la télévision sur les chaînes américaines. Mais tout le monde voulait le American Dream, même à des kilomètres de là. Peu importe le coût environnemental de ce désir à la con. S’évader de ces images-là, ça permettait à Isaiah de souffler un peu. Il accueillit donc avec grand plaisir la forêt qui les couvrit rapidement maintenant qu’ils s’y enfonçaient. « Ouais je fais attention. C’est technique comme sentier, en plus, beaucoup de racines et de roches. » C’était aussi un effet de la popularité grandissante du plein air. Les sentiers étaient victimes d’érosion, et s’agrandissaient de plus en plus lorsque les randonneurs contournaient les passages boueux ou difficiles. « Mais c’est joli, hein Harper ? » Il tourna la tête pour essayer de voir sa fille avec un grand sourire, mais l’angle n’étant pas en sa faveur, il ne la vit que du coin de l’œil, difficilement. Elle semblait regarder partout autour d’elle de ses grands yeux curieux et rien que ça, ça remplit de bonheur le cœur de son papa.

Contrairement aux personnes qu’il décrit, Isaiah n’a pas peur de faire des concessions pour vivre en accord avec ses principes. Selma aimerait être un peu plus comme lui et réussir à avoir une empreinte carbone moins élevée, un mode de vie plus sobre pour que le futur soit moins sombre. Mais l’appel des grands espaces est trop grand, se contenter de randonnées accessibles seulement par le train ou éventuellement la voiture lui semble impossible. Quand elle se retrouve en Europe et qu’elle voit toute la diversité des paysages qui s’offrent à elle en à peine quelques kilomètres de distance, quelques heures de train, elle se dit qu’elle pourrait peut-être déménager là-bas et réussir à trouver la plupart des randonnées sans avoir à prendre l’avion. Mais avec Izzy, c’est impossible, elle ne peut pas lui faire complètement changer de vie, surtout l’éloigner autant de son père. Elle n’a pas envie d’être loin de León non plus, elle aime avoir toujours un œil sur lui, lointain à présent mais toujours là. Si question mode de transport elle n’est pas un exemple, pour le reste elle tente de faire au mieux. Elle a installé un récupérateur d’eau dans son jardin, des ventilateurs plutôt que des climatiseurs ainsi qu’une bonne isolation pour garder le frais pendant l’été ainsi que divers dispositifs dans toute la maison pour favoriser les économies d’eau et d’énergie. Au final, elle remarque que ces petites actions ne lui coûtent pas grand-chose et que la plupart n’ont pas changé sa manière de vivre. Elle fait des économies sans même s’en rendre compte. « Oui j’ai un de mes voisins qui arrose sa pelouse tout le temps, tout ça pour qu’elle soit en plein soleil. C’est désolant ! » Là où elle vit Selma, les gens n’ont pas toujours comme préoccupation de protéger la planète, ils préfèrent avoir le plus beau jardin et la plus belle maison, ne regardant pas à la dépense. Les deux amis entrèrent rapidement sous les arbres, le sentier changeant sous leurs pieds pour devenir un peu plus technique, surtout quand il faut porter un enfant en plus de soi-même. « J’aurais dû te prendre des bâtons, ça t’aurait aidé. » Comme la marche était plutôt facile à ses yeux, elle n’avait pas pensé à emporter des bâtons pour son ami. Ils peuvent être bien pratiques pour garder l’équilibre et se stabiliser. « Elle a l’air de bien apprécier. Tu verras dans quelques années elle courra partout ! » répondit la jeune femme en riant. Elle se rappelait de quand Izzy a grandit et qu’elle a commencé à randonner à côté d’eux, marchant avec ses petites jambes sur le sentier.

Isaiah ne prétendait pas être parfait, même s’il avait effectivement fait des concessions dans son mode de vie, au fil des années : il n’avait pas de climatiseur chez lui, même s’il y avait souvent de fortes canicules en Australie, il ne mangeait plus de viande, il achetait le plus souvent possible en vrac même si ce n’était pas toujours possible dans les environs, il se déplaçait à pied ou en vélo, entre autres choses. Mais quand même, il avait sa caravane et celle-ci en avait fait, de la route ! Et il avait énormément voyagé à travers le monde, aussi. Cela dit, ces dernières années, il s’était fait un peu plus tranquille de ce côté-là, ce qui réduisait pas mal son empreinte carbone, finalement. On ne pouvait pas en dire autant d’une poignée de gens autour d’eux, l’exemple parfait étant celui que Selma lui décrivait, le fameux voisin qui arrosait sa pelouse en plein jour, ce qui brûlait le gazon en plus de perdre une bonne partie de l’eau qui s’évaporait de toute façon. Il secoua la tête en soupirant. « Je sais que c’est en partie un grand manque d’éducation, mais … rendu à ce point-là, ça devient vraiment difficile de leur trouver des excuses, à ces gens. » Se désola-t-il. Isaiah savait dans quel quartier vivait Selma et il n’avait pas de mal à croire que ses voisins pouvaient préférer une pelouse verte à une planète en santé. Les deux amis pénétrèrent enfin la forêt, le sentier devenant tout de suite plus intéressant, même si le jeune papa devait redoubler de prudence avec toutes ces racines. « Ah c’est gentil mais ça va, je n’aime pas trop prendre des bâtons, même si je sais que ça peut être très utile par moment … J’ai jamais été capable. » Peut-être que plus tard, plus vieux, ses genoux allaient le supplier d’en emmener mais pour le moment, ça allait. « J’devrais lui commencer un livre souvenirs avec tous les sommets qu’on fera. Elle pourra le compléter par elle-même plus tard. » Pensa Isaiah en souriant. « Izzy elle continue à en faire pas mal ? » Demanda-t-il. Leur situation familiale avec drastiquement changée, peut-être que cela avait eu des répercussions sur leurs activités, aussi.

Selma aime bien récupérer les quelques conseils d’Isaiah pour améliorer un peu son côté écolo et faire quelques efforts sans que ça ne lui complique trop la vie. Il est toujours plein d’astuces utiles et elle ne sait pas comment il arrive à ce que dans chaque aspect de sa vie, il y ait de l’écologie et qu’il trouve toujours des choses pour rendre son quotidien plus vert. Elle se dit surtout qu’il fait tous ces efforts pour qu’au final la plupart des gens continuent avec leur mode vie, dont elle fait partie avec ses voyages en avion, sans vouloir modifier quoi que ce soit à leur quotidien pour que le monde soit un peu moins au bord de l’implosion. « Surtout qu’à un moment je pense qu’il est de plus en plus difficile de les faire changer, c’est des habitudes ancrées. » Et une habitude, c’est toujours très compliqué à changer et si en plus la personne n’en a même pas envie, ça ne sert à rien d’essayer. Et Selma n’est pas le genre à venir sonner chez ses voisins pour venir leur faire la morale mais si elle les croise, à un dîner commun ou quelque chose, elle ne manquera pas de leur faire une réflexion si le sujet vient sur la table. Ce n’est pas comme si elle tenait forcément à ses relations de voisinage, n’étant pas spécialement proche de la plupart des gens de sa rue. Et depuis sa séparation d’avec León, elle sent bien qu’on la juge d’avoir gardée la maison, d’avoir mis son mari à la porte comme si elle l’avait fait comme une malpropre. Mais elle aime sa maison, alors elle ne compte pas partir pour faire plaisir à quelques familles bien pensantes qui doivent cacher un certain nombre de cadavres dans le placard. « Oui, c’est une certaine habitude à prendre. J’ai mis du temps à en prendre mais quand j’ai commencé à faire de longs treks avec un gros sac, c’était presque impossible de faire sans. » Avec plus de quinze kilos sur le dos et des sommets à gravir sur des chemins pas toujours très stables, sans ses fidèles bâtons, elle se serait sûrement plusieurs fois blessée aux chevilles ou en faisant des chutes. Elle avait d’ailleurs rangé ses bâtons lorsqu’elle s’est blessée à la tête au Chili, comme quoi c’est important. « Oh ça ferait vraiment un beau souvenir ! » s’exclama Selma à l’idée de son ami. Elle n’en a pas fait pour Izzy mais elle a des tas de photos dans des boîtes sans qu’elle n’ait pris le temps de les mettre dans des albums. A présent, revoir tous ces souvenirs seraient trop pénible pour elle, préférant ne pas trop penser à ce passé si heureux qu’ils avaient tous les trois avec León. « Oui, elle vient souvent avec moi quand elle peut et que je pars pas trop loin de Bowen. J’ai réussi à lui transmettre le goût de la randonnée. J’avais un peu peur qu’elle déteste à force mais je crois que c’est vraiment le contraire. » Sa fille est un enfant d’extérieur, toujours fourrée quelque part, un peu casse-cou et dans les scouts, comme elle.

Il y avait souvent songé, Isaiah, aux gestes sans doute vains qu’il posait jour après jour, à coup de sacrifices et d’efforts, alors que la plupart des gens n’en avaient rien à faire. Il est vrai qu’il était plus facile de consommer de l’eau sans se poser de question sur le débit et la durée. Il était plus facile de se rendre au marché le plus près de chez soi et de prendre les aliments tels qu’on les trouve, peu importe l’emballage ou la quantité. Il était plus facile de prendre la voiture et de réaliser un trajet en dix minutes plutôt qu’en une heure à pied ou en transport en commun. Isaiah savait bien que le mode de vie zéro déchet et réduction de son empreinte carbone était un trop grand pas pour bien trop de gens. Jamais, d’ailleurs, il ne culpabilisait les autres pour des comportements pas assez écologiques. Il les sensibilisait, plutôt, quand il en avait l’occasion. Mais intérieurement, parfois il perdait un peu espoir, se disant qu’il faisait tout ça pour rien, finalement, parce que le poids de ses gestes ne compensait aucunement pour le reste. Ils fonçaient quand même droit vers le mur, qu’Isaiah fasse son propre compost ou pas. Il avait d’ailleurs eu une énorme remise en question, un an plus tôt, sur son désir de mettre au monde un enfant dans ce monde qui n’avait pas de sens à ses yeux, parfois. Il avait été désillusionné, désabusé. Finalement, l’arrivée de Harper fut une belle surprise, mais il lui arrivait encore trop souvent de s’inquiéter pour l’avenir de sa fille. « Oui, et puis, on le sait, ils ne changeront que lorsqu’ils n’auront pas le choix. Là, les menaces des changements climatiques et tout ça, c’est trop loin et abstrait pour la plupart des gens. » Alors on se contentait de faire un petit geste ici et là, de recycler ses cannettes et puis basta, pour mieux s’endormir le soir. « Ce qu’ils ne comprennent pas c’est que c’est pas si loin que ça. C’est leurs petits-enfants. » À ces mots, Isaiah tira un peu sur les sangles de son sac à dos, comme pour sentir Harper un peu plus proche de lui. D’ailleurs il devait faire attention, avec elle sur son dos, pour ne pas trébucher. Les bâtons n’auraient pas été une mauvaise idée, si seulement Isaiah avait pris l’habitude d’en traîner. « C’est vrai que ça doit devenir nécessaire. Je n’ai jamais fait de trks de plus de quatre ou cinq jours en autonomie, alors ce n’était pas si mal … » Mais au bout de plusieurs semaines, les bâtons étaient nécessaires. Il était impressionné par toutes ces longues randonnées réalisées par Selma. Il espérait que sa fille suivre ses traces, parce que c’était une sacrée belle vie remplie d’expériences et d’aventures. « Cool. N’hésite pas à l’inviter une prochaine fois. Ça me ferait plaisir qu’elle se joigne à nous. » Certes, il y avait l’école tandis que les horaires de boulot de Selma et d’Isaiah étaient beaucoup plus flexibles, mais il y avait toujours moyen de s’arranger.