and when it gets too late i'll be chasing you home ✩ tyler

D'après les médecins, c'est l'heure de la dernière chance pour le père de la famille Russell. Son dernier séjour à la maison, si tout ne se passe pas comme ils l'espèrent. Car la prochaine fois qu'il entrera à l'hôpital, ce sera pour y rester. Les soins de confort seraient beaucoup moins adaptés s'ils étaient administrés à domicile, et toute la famille, dont le père, a estimé qu'il serait plus agréable d'avoir une équipe médicale à disposition vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour lui permettre d'entamer son dernier voyage de la façon la plus sereine possible, sans apporter davantage de stress à sa femme et ses enfants. Déjà que la perspective de le perdre est dévastatrice...
Depuis qu'il est de retour dans la maison familiale, tout le monde est aux petits soins pour lui. Surtout sa femme, la mère de Penelope, qui fait de son mieux pour l'aider à vivre le plus sainement possible. Cela passe notamment par une alimentation des plus équilibrées, et c'est sans sourciller que Penelope a accepté de se rendre chez le maraîcher à l'Est de la ville pour les courses de la semaine, Joaquim étant beaucoup plus pris qu'elle par son boulot. Habituée à se déplacer à pieds ou à vélo dans Bowen, elle est cette fois forcée de prendre sa voiture, car la commande qu'a passée sa mère est trop importante pour être transportée dans un panier ou dans un tote-bag. Une fois garée, elle est accueillie par une pluie battante, qui menaçait déjà les environs depuis une bonne demi-heure avec un ciel bien trop gris pour être uniquement de passage. Penelope est obligée de patienter quelques instants et observe deux employés en train de rapatrier certains étals à l'abri, afin que les produits ne soient pas abîmés au cours du déluge. Elle manque de s'étrangler quand l'un d'eux se retourne, et que Penelope se rend compte qu'il s'agit de Tyler. Ils se sont croisés il y a quelques semaines, après n'avoir plus eu aucun contact depuis l'installation de Penny à Brisbane. C'était un moment suspendu, hors du temps. Imprévu, surtout, car Penelope ne savait pas qu'il s'était installé à Bowen, entre temps. Et elle ne l'avait pas vu une seule fois depuis son propre retour, jusqu'à ce jour, en pleine forêt. Ils se sont échangés leur numéro, mais Penelope n'a pas eu le courage de faire le premier pas. Tyler non plus, visiblement, puisqu'elle n'a reçu aucun texto ni appel de sa part... La pluie finit par se calmer légèrement, et c'est son sac à main au-dessus de la tête que Penny décide de la braver pour entrer à la va-vite dans la boutique, au haut-vent déjà bien dégoulinant d'eau. Les cheveux de la blonde sont ébouriffés par le vent, et humides, de surcroît. Un état qu'elle leur connaît bien, au vu de ses habitudes en pleine nature, mais qu'elle ne présente pour autant pas souvent à la face du monde. Tyler ne semble pas être présent dans la boutique, et Penelope le cherche inconsciemment du regard tout en s'adressant à l'employé actuellement derrière la caisse. "Bonjour, j'ai une commande à récupérer. Russell," décline-t-elle.

Même après plusieurs années à vivre sur la côte Ouest que ce soit à Mackay ou à Bowen depuis quatre ans, Tyler est toujours surpris par ces pluies torrentielles qui arrivent sans crier gare. Pourtant, elles font le bonheur de ses salades et de ses plantes et il est toujours de bonne humeur quand cela arrive. A Perth, et chez ses grands-parents à l’intérieur du bush, le climat est beaucoup plus aride, alors les rares pluies sont plutôt vues comme une bénédiction. Ce qui n’est pas vraiment de l’avis de son apprenti, il ne cesse de bougonner depuis que les premières gouttes ont commencé à menacer voilà une heure. Mais les salades n’attendent pas et il est hors de question pour le maraîcher de laisser se dégrader le fruit de leur labeur. Tout juste vêtu d’un pantalon de travail et d’un t-shirt qui lui colle à présent à la peau, il trime pour rapatrier les dernières caisses de légumes à l’abri, alors qu’une voiture s'engouffre dans l’allée de la ferme. Il ne reconnaît pas la voiture, et pourtant il connaît la plupart de ses habitués. La première impression est essentielle avec un nouveau client. C’est la devise du brun, alors il envoie rapidement son apprenti à la caisse de la boutique et s’active pour les derniers rangements. Quelques minutes plus tard, il sèche juste ses cheveux avec une serviette stockée dans la remise, pour le reste c’est peine perdue et puis après tout, il a l’air de ce qu’il est, un simple fermier avec ses vêtements humides et pleins de terre. Ses clients généralement l’apprécient pour son côté nature. Une jeune femme blonde est de dos penchée sur les étals quand il arrive dans la boutique et il fait signe à son apprenti qu’il prend le relais.
— Bonjour je suis le propriétaire , enchanté Ty… s'arrête- t- il net alors que la jeune femme se retourne.
Elle se matérialise sous ses yeux. Il est sous le choc et son assurance habituelle se fait la malle quelques secondes. Un sourire irrépressible illumine le visage troublé du maraîcher, il est content que le hasard les amène à se croiser. Pénélope et lui avaient eu beau se croiser sur la plage il y a quelques semaines, il n’avait pas osé la contacter. Il savait pertinemment que la revoir allait le plonger dans des souvenirs qu’il peinait encore à affronter, même après toutes ces années. Depuis sa séparation avec Bethany en août dernier, son célibat lui pèse et le renvoie constamment à ses démons.
— Salut Peny, enfin tu ramènes ta fraise chez moi, dit-il en plaisantant alors que la jeune femme tient justement une barquette entre les mains.
Du Tyler tout craché, plaisanter pour relâcher la pression. C’est comme si à cette seconde, tout lui revenait en mémoire. Il veut entendre le rire sonore de Penelope, se sentir à nouveau vivant à ses côtés et oublier les conséquences.
— Tu viens chercher la commande de ta mère, c'est ça ? Je t'offre le petit supplément. On dirait que l’averse a l’air de durer. Je peux te proposer de boire un verre en attendant que ça passe ? Tente-t-il à tout hasard.

Sa mère s'est bien gardée de dire à Penelope que le maraîcher chez lequel elle allait envoyer sa fille était en fait le meilleur ami de Joaquim. Elle sait pourtant bien qu'ils se connaissent, même si elle ne connaît que la face publique de l'histoire, celle qu'ils présentent tous deux au monde mais dont ils se partagent la vérité. La mère de Penny aurait très bien pu lui lâcher un petit "Et tu diras bonjour à Tyler de ma part !", mais elle était sûrement trop préoccupée par l'état de son mari et la bonne marche de la maison pour y penser. C'est du moins ce que se dit la blonde, lorsque l'employé auquel elle vient de s'adresser lui demande de patienter quelques instants, le temps qu'il rassemble la commande. En attendant, Penny, après un dernier regard dans la boutique, décide de se concentrer sur une barquette de fraises. Peut-être que Tyler sera trop occupé à rentrer les étals et à gérer d'autres choses, et qu'il ne la remarquera pas. Qu'ils ne seront pas forcés de faire face à la gêne que ressent déjà la blonde, alors qu'ils ne se sont même pas adressé la parole ni même regardés depuis qu'elle a garé sa voiture devant la boutique. Curieuse de savoir ce que peuvent faire ces belles fraises bien rouges sur son humeur maussade, Penelope s'empare de la barquette, bien décidée à la mettre sur la note de sa mère, en plus de la commande. "Bonjour," entend-elle, dans son dos. Elle se retourne lentement, coupant net la réponse de celui dont elle a immédiatement reconnu la voix. Sans qu'elle puisse le contrôler, un sourire vient étirer les lèvres de Penny après que Tyler a rebondi sur la barquette qu'elle tient entre les mains. "Si j'avais su que tu bossais là et que c'était ton entreprise..." élude-t-elle. Sa phrase n'est volontairement pas terminée. Qu'aurait-elle fait, si elle avait su, après tout ? Se serait-elle déplacée en voyant que Tyler n'envoyait aucun texto, comme ils se l'étaient promis ? "Hum, oui, c'est ça..." Penelope hoche la tête. "Oh, merci, ne te sens pas obligé !" En parlant, elle agite quelque peu ses mains et, par conséquent, la barquette, dont les fraises se baladent presque au point de chuter. La blonde les retient de son autre main dans un air gêné, et reporte son attention sur Tyler. Un regard vers l'extérieur lui confirme que l'averse n'est pas prête de s'arrêter. "Avec plaisir," cède-t-elle sans se poser une seule question. Tyler vient de faire un pas vers elle, à Penelope de se saisir de cette occasion. "Ca a l'air de bien marcher pour toi," évoque-t-elle, attendant de savoir où Tyler et elle vont bien pouvoir prendre un verre. Peut-être dans l'arrière boutique ?

La famille Jones n’est pas vraiment le modèle aimant auquel on s’entend pour une famille au sens traditionnel du terme. Il n’a jamais manqué de rien certes, cours de poney, de tennis, de piano, fêtes d’anniversaires géantes... Ses parents ont toujours été aisés, ils se sont toujours étalés en cadeaux et autres réjouissances voyantes. Et pourtant quand il a connu la famille Russel, Tyler a eu une révélation. Il a manqué de l’essentiel. L’amour. Il aime profondément les parents de Joaquin et Pénélope. Ils ont toujours été la famille de substitution qu’il n’a jamais eu.  Il partageait régulièrement les repas de la famille depuis qu’il était étudiant. Avant le drame. L’annonce de la maladie du père Russell et le retour de Pénélope à Bowen. Depuis il ose moins s'incruster dans leur maison, même s’il passe régulièrement pour les soutenir et aider s’il peut.
— Pourtant ta mère sait bien que je lui livre sans problème ses commandes dès qu’elle a besoin… répond-il à la blonde avec malice.
Manigance de la mère de Penny pour la faire venir jusqu’ici ? Sa fille est mariée et même si sa vie conjugale vit des tumultes depuis des années, le brun doute que ce soit à des fins d’entremetteuse. Ses valeurs familiales sont bien trop ancrées. Mais peut-être est-ce pour lui rappeler qu’elle voudrait le voir plus souvent aux repas familiaux. Il ne peut s’empêcher de rire en observant la maladresse de la blonde. Du Penny tout craché. Cela fait partie des petites choses qui l’ont toujours fait craquer chez elle. Cette absolu naturel en toute situation. D’ailleurs, peu de femmes sont sensibles à la simple condition de fermier de Tyler. Il a pourtant sa propre entreprise depuis plus de quatre ans et a développé peu à peu sa clientèle auprès de nombreux restaurants gastronomiques. Il est fier d’avoir retapé de ses mains le domaine et il est touché de la remarque de la jeune femme.
— Tu as vu ça ? Pas mal pour un fermier non ? Dit-il fièrement en bombant le torse et en riant à moitié. Vient à l’intérieur de la maison, je vais te faire visiter, Jo m’a filé un sacré coup de main pour rénover tout ça.
Il pose la commande sous le comptoir pour qu’elle la récupère après, et il l'entraîne par une porte dérobée au fond de la boutique pour les conduire directement dans son salon. De nombreux cadres de végétaux dessinés par le maraîcher parcourent les murs. Il trouve ça un peu nombriliste d’afficher ses propres dessins dans sa maison, mais Bethany son ex petite amie avait insisté et il ne s’est pas décidé à changer la décoration pour le moment. Il vit seul à présent et pourtant Tyler est quelqu’un de plutôt ordonné. Heureusement pour lui, sinon il n’aurait pas pu inviter la jeune femme à l’improviste.
— Fait comme chez toi. Qu’est-ce que tu veux boire ? J’ai du cidre ou du jus de pomme que je produis sur l’exploitation, si tu veux les goûter.
Il s’installe derrière le comptoir et lui fait signe de s'asseoir sur un des tabourets de bar en sortant des verres. Il en fait peut-être un peu trop, mais il ne peut masquer le plaisir de passer ce moment avec elle.
— Raconte-moi Penny… dit-il pour engager la conversation joyeusement. Sur quoi travailles-tu en ce moment ? Tu es toujours photographe ?
En fait, il n’a pas vraiment osé poser de question à Joaquim à propos de sa sœur. Pourquoi est-elle partie de Bowen si longtemps ? Que fait-elle de sa vie à présent ? Va-t-elle rester ? Il ignore tout et l’avoir en face de lui attise sa curiosité, surtout qu’il a toujours beaucoup aimé parler d’art avec elle.

Maison de Tyler:

"Elle s'est bien gardée de me le dire..." grommelle Penelope, vexée alors qu'il n'y a pour elle pas du tout lieu de l'être. Aux yeux de sa mère, Tyler et Penelope ne sont liés que par l'intermédiaire de Joaquim. Et avec tous ces moments récemment passés en famille, la mère Russell a bien senti qu'un vent glacial soufflait entre ses deux enfants, sans que l'un ou l'autre ne parvienne à lui en parler. "Un fermier..." souffle Penelope, visage baissé et demi-sourire étirant ses lèvres. "Je te vois surtout comme un entrepreneur qui a su provoquer son succès." Un léger rose vient colorer les pommettes de la blonde. Rose qui ne tarit pas lorsqu'elle se fait inviter à visiter la demeure de Tyler. A l'époque où ils se fréquentaient, c'était chambre d'hôtel à qui mieux mieux, et nature sauvage. "C'est tout lui ça..." murmure Penny à propos de son frère, emboîtant le pas de Tyler. Sait-il que les deux enfants Russell sont en froid depuis quelques années maintenant ? "Oh..." C'est tout ce qui s'échappe des lèvres de Penelope lorsqu'elle se fait entraîner dans la maison de celui qui fut son amant par le passé. Si la vie n'avait pas été ce qu'elle est, Penny aurait peut-être pu partager cette maison à ses côtés. Ou une autre, un peu plus loin dans les terres australiennes, qui sait... "Je veux bien un jus de pomme," répond-elle, soufflée par l'ambiance du lieu, et yeux perdus dans le vague. Elle regarde tour à tour les murs ornés, le plafond, les meubles... Tout ressemble tellement à Tyler que c'en est déroutant. Du coin de l'oeil, Penelope voit qu'il l'appelle à lui, dans ce qui semble être le coin cuisine. Elle prend place sur un tabouret haut, devant le bar. "Hum, oui, toujours... J'ai pas mal réussi à me faire connaître, quand j'étais à Brisbane, alors j'ai un peu lâché du leste sur mes projets... J'expose beaucoup moins souvent, mais je vends beaucoup plus cher," explique la blonde en serrant son totebag contre elle. Elle n'est pas aussi à l'aise qu'elle devrait l'être, sans pouvoir expliquer pourquoi. Peut-être parce qu'elle sent une aura féminine ici... Les murs semblent encore habités de quelque chose qu'elle ne saurait nommer. "Et toi, à part la ferme ?" demande-t-elle en retour, avant de prendre son verre dans la main pour en examiner le contenu. "C'est de toi, alors ?" s'enquiert Penny, curieuse de constater un talent qu'elle ignorait chez Tyler, même si leur dernière vraie entrevue remonte à une bonne décennie.

Derrière le comptoir de sa cuisine, il observe la blonde prendre possession des lieux, poser son regard ici et là et particulièrement sur les cadres aux murs. Tyler aime recevoir des amis dans cette grande pièce et il s’agite naturellement pour servir des verres et du jus de pommes comme si Pénélope venait souvent ici. Il reconnaît instantanément cette étincelle qu’il lui connaît bien alors qu’elle s’installe et commence à lui parler de son métier. Son regard artistique derrière l’objectif l’a toujours impressionné et il n’est pas étonné que le succès soit au rendez-vous.
— Génial… Avant que tu ne deviennes une star internationale et complètement inaccessible, tu m’inviteras à ta prochaine exposition alors ! Promis, je mettrai même un costume ce jour-là. Rit-il en désignant sa tenue boueuse du jour.
Un sourire radieux illumine le visage du maraîcher. Le rose aux joues de la photographe ne lui a pas échappé, il en joue même et ne se prive pas de lui lancer un  regard brillant en poussant son verre devant elle.
— Produit ici même. Répond-t-il fièrement. Ce sont des pommes Canada, elles ont été très sucrées cette année avec les grosses chaleurs.
Tyler est intarissable sur son métier et il choisit délibérément de répondre à cette question en premier pour prendre de l’assurance. Il observe la blonde tremper ses lèvres dans le liquide ambré et se lance finalement pour répondre à la question plus glissante.
— A part la ferme, il n'y a pas grand chose. On va dire que je travaille trop. Ou peut-être que ça m’arrange. Depuis que Bethany est partie, c'est un peu le vide. On… était ensemble depuis six ans, je ne sais pas si Jo te l’avait dit.
Puisqu’ils en sont à se confier autant ne pas tourner autour du pot. Après tout c’est elle qui a commencé.
— Penny… je sais que toi et moi c’était pas pareil. Mais… c’était vraiment pour le boulot… ton départ ?
Lui poser cette question, le brun en rêve depuis des années.  Il a tellement peur de la réponse qu’il regrette déjà ses mots. Pourquoi fallait-il toujours qu’il soit incapable de mettre le moindre filtre à ses paroles ?
— Ne répond pas si c’est gênant. Mais, je veux être sincère avec toi. C’est compliqué à gérer. Même après toutes ces années. Je sais que j’aurais dû t’appeler pour aller boire un verre après l’autre fois. Mais, je n’y suis pas arrivé. J’en avais envie pourtant. Rajoute-t-il.
C’est comme si ces dernières années, Pénélope avait été une sorte de fantôme dans sa vie. Joaquim est son meilleur ami, les Russell sont comme une seconde famille et quoi il dise, qu’elle soit là ou non, elle revient toujours habiter les conversations des gens qu’il aime.

Les lèvres de Penelope s'élargissent en un sourire, qui aurait pu aisément s'agrandir si elle n'avait pas réfréné sa pensée où Tyler commençait à lui apparaître dans un costume trois pièces, venant à elle les mains sur les boutons d'un veston imaginaire, prêt à s'offrir corps et âme... "Ca fait si longtemps que je n'ai pas fait d'exposition !" soupire la blonde. Et pourtant, elle aurait largement de quoi faire, avec toutes les séries qu'elle a menées à terme depuis plusieurs années. Seulement, elle est à Bowen désormais. Le territoire de Marcus, où elle n'est plus qu'une ombre sans droit aucun. Tant qu'elle ne se sera pas reconstruit une vie tout à fait en dehors de lui, Penelope ne pourra rien attendre de cette ville, en ce qui concerne sa réputation. Il lui reste heureusement toujours sa boutique de tirages en ligne, ainsi que les cours qu'elle peut donner parfois à distance. Des contrats auprès de clients, elle en a de moins en moins, surtout parce qu'elle réduit ses créneaux pour pouvoir prendre soin de son père. Elle ne pardonnera jamais si elle se trouve à des centaines de kilomètres au moment fatidique.
Alors que Tyler lui répond à propos du jus de pommes, Penelope se permet d'y goûter. Elle hausse les sourcils, surprise que ce ne soit pas plus sucré que ce à quoi elle s'attendait. "C'est délicieux," avoue-t-elle sans mal avant que le fermier ne reprenne la parole sur sa situation actuelle. Penny avait vu juste. Il y avait bien une présence féminine ici, jusqu'alors. "Oh..." souffle-t-elle. Doit-elle se réjouir de ce départ, ou rester de marbre ? Penelope n'a même pas le temps de l'appréhender, car Tyler lui demande tout de suite après si le départ de la blonde, il y a dix ans, concernait réellement son boulot. La gorgée de jus de pommes que Penny vient de prendre manque de rester coincée entre sa trachée et son oesophage. Elle finit par hocher la tête, après qu'il lui a dit qu'elle n'était pas obligée de répondre si elle trouvait la question gênante. "Oui, j'ai eu une offre d'emploi intéressante dans un studio." Le mensonge n'en est un qu'à moitié. L'offre est réelle, mais elle est arrivée bien après l'installation de Penelope à Brisbane. "J'espère que ça va toi, tout de même, depuis ta rupture... Je peux te demander ce qu'il s'est passé ?" se permet Penelope. Autant changer de sujet, et en apprendre plus sur cette relation qui semble avoir marqué le fermier. Et sa maison.

Pénélope doit avoir besoin de se changer les idées avec la maladie de son père. Être présente pour lui, la photographe est revenue pour ça, mais rester à son chevet H24 est totalement ridicule. Connaissant la mère des Russel, elle lui interdirait formellement. Le fermier ne comprend pas vraiment les entraves qui l'empêchent d’avancer, après tout cela fait presque un an que la blonde est de retour ici.
— Qu’est-ce qui t’en empêche ? Tu as besoin de quelques contacts ?
Bowen est une petite ville certes, mais Tyler a assisté à assez de mondanités de la ville organisés pour les commerçants pour savoir que la vie culturelle y est riche. Une photographe aussi talentueuse que Pénélope ne devrait pas avoir de mal à faire quelques expositions. Surtout que visiblement, sa carrière est importante au point qu’elle n'a pas hésité il y a dix ans à tout quitter pour poursuivre son rêve.
— D’accord. Dit-il sans arriver masquer sa déception.
C’est désagréable de penser que Pénélope puisse lui mentir. Qui fuit de la sorte pour un boulot ? Le fermier est conscient qu’il a vécu la majorité de sa vie en électron libre sans se soucier du job qu’il allait faire demain. Aujourd’hui il sait qu’il déplacerait des montagnes pour sa ferme. Mais la photographe ne pouvait-elle pas exercer où elle voulait ? Quitter sa famille, son mari, lui… Pourquoi a-t-il toujours cette impression qu’elle ne lui dit pas tout ? Il est bien décidé à creuser cette question. En commençant par être sincère avec elle, répondre à toutes ses questions à elle et qui sait peut-être qu’avec le temps elle trouvera le cran de se confier à lui comme elle le faisait souvent avant.
— Bien sûr. Ne t’en fais pas. Ça va. Soupire-t-il. Elle voulait des enfants. Moi pas. Je sais, six ans c’est beaucoup pour s’en rendre compte, mais je pensais qu’avec le temps l’envie de fonder une famille viendrait peut-être naturellement. Soit Bethany n’était pas la bonne finalement, soit je ne voudrais jamais d’enfants. Je ne sais pas comment l’expliquer… tu me trouves affreux ?
Il prononce ces mots lentement. Le brun se sent honteux et différent, pourquoi fallait-il qu’on juge toujours les gens qui ne se voient pas dans un schéma classique ? C’est probablement la première fois ces derniers mois qu’il se confie sérieusement sur sa séparation. Avec ses potes, c’est plutôt rigolade et chambrage autour d’une bière, ou de plusieurs. Et même Jo ne comprend pas sa révulsion à l’idée d’avoir des enfants. Sa sœur le comprendra-t-elle au moins ? La pluie redouble et ils ne sont pas prêts de pouvoir sortir, alors autant continuer à refaire le monde.
— Et ton père ça va ? Il est rentré ? La pluie ne semble pas s’arrêter, tu es sûre que ta mère ne va pas s’inquiéter ?
Pas qu’il n'est pas content de l’avoir ici, s’il y croyait, il serait même en train de prier le Dieu de la pluie pour qu’elle batte encore plusieurs heures pour lui permettre de profiter de la présence de la blonde. Mais ils ne sont pas pour autant coupés du monde extérieur et la sonnerie du téléphone de la jeune femme les interrompt à ce moment-là.
— Quand on parle du loup…

"Ce n'est pas une question de contacts, les contacts je les ai..." élude Penelope, en faisant tourner son verre de jus de pommes entre ses doigts fins. "C'est juste que je ne me sens plus autant légitime qu'à l'époque. Avec mon départ, tout ça... Revenir comme une fleur en quémandant une exposition pour montrer à Bowen que l'une de ses artistes n'a fait qu'évoluer alors qu'elle l'a quittée il y a dix ans, ça le fait moyen..." explique-t-elle, un léger sourire empreint de tristesse sur les lèvres. La plupart de ses contacts sont clients du Elm, et ont continué à côtoyer Marcus. Qui est-elle, à leurs yeux, à part la femme du barman sympathique du coin qui a fui et l'a laissé tout seul ?
Penelope ne s'étend pas plus que cela sur les raisons de son départ lorsque Tyler les lui demande. Remuer le passé n'est pas ce qu'elle aime le plus faire, surtout lorsque c'est elle qui est totalement en tort. A la place, elle lui demande comment il a pu gérer la rupture, de son côté. Et sa réponse est tout à fait inattendue pour Penelope. Elle met quelques secondes à intégrer les informations qu'elle vient d'entendre, informations qui lui confirment qu'elle a bien fait d'avorter, il y a des années. Qu'elle n'a rien d'étrange, de bizarre, ou d'affreux, comme vient de dire Tyler. La blonde se met à sourire, un peu plus franchement qu'auparavant. "Tu n'as rien d'affreux. Je suis comme toi, je crois..." lâche Penelope. A part à sa meilleure amie, Penny n'en parle jamais vraiment. Elle l'a rapidement évoqué auprès de Charlize, une ancienne amie résidant à Bowen, mais sans trop s'étendre, surtout au vu de ses difficultés à concevoir. Penelope ne s'est pas sentie légitime dans sa manière de voir les choses face à elle. "Oh, oui... Tu as raison, je vais lui envoyer un texto." Penny n'a même pas le temps de se saisir de son téléphone qu'il se met à sonner dans son totebag. Elle met quelques secondes à le récupérer, et répond immédiatement à sa mère. "Oui maman, tout va bien... Je suis chez Tyler. Il pleut, et il m'a invitée à boire un café," explique-t-elle tout en s'éloignant pour avoir un peu d'intimité. Au téléphone, la mère de Penny est relativement amusée de la situation. Elle incite même sa fille à prendre un second café si elle le souhaite, la récupération de sa commande n'étant pas une urgence vitale. Leur dîner n'en dépendait pas non plus. Attendrie par l'attitude de sa mère, Penny revient tout sourire vers Tyler, et se rassied sur le tabouret. "Ma mère t'adore, décidément..." lâche-t-elle, regard perdu sur un mur à sa droite. "C'est de toi ?" demande Penny, montrant mollement du doigt un tableau accroché au mur.

De l’habituel refrain moralisateurs que Tyler reçoit quand il confie son aversion à fonder une famille, Pénélope le surprend totalement de ses mots hésitants. Ils n’ont jamais évoqué le sujet par le passé et le brun n’aurait pas imaginé qu’ils avaient la même conception de la vie. Mais on ne peut pas changer le passé.
— Oh… Et… ton mari est d’accord avec ça ? Se risque-t-il à l’interroger.
Le fermier n’a jamais aimé évoquer le mariage de la blonde, cela a toujours été un sujet tabou entre eux. Mais sa réponse le surprend tellement qu’il est intrigué. Le coup de fil de la photographe les interrompt à peine quelques minutes et il répond tout sourire à sa remarque sur sa mère qu’il adore.
— Ta mère s’inquiète même pour moi figure toi ! Elle n’arrête pas de vouloir me présenter les filles de ses amies depuis que Jo lui a dit que j’étais célibataire. C’est infernal ! Avoue-t-il gêné. C’est que je dois être bon parti selon elle.
Il rit en se remémorant ce moment gênant, il a accepté malgré tout de rencontrer l’une des filles de ses amies il y a quelques semaines. Une vraie catastrophe. Vieille fille. Psychorigide. Avocate. À l’opposé de lui et tout ce qu’il déteste chez une femme. Depuis, il a décliné gentiment tous les appels du pied de la mère de Joaquim et Pénélope. Célibataire oui, mais pas désespéré non plus. La blonde devant lui est beaucoup plus son genre, artiste, mystérieuse et compliquée. Le brise cœur assuré. Tout chez elle l’attire et les années n’ont rien changé, surtout quand il l’observe comme ça dans sa maison et qu’elle s’intéresse à ses dessins.
— Oui. Quelques croquis de mes balades souvent, j’aime gribouiller des végétaux. Je trouve ça horriblement prétentieux d’avoir des dessins de moi dans mon salon. Mon ex avait insisté. Il faut que je les déplace, mais je ne sais pas vraiment par quoi les remplacer. Peut-être par des photos d’une artiste prometteuse qui ne devrait pas se poser tant de questions sur son talent…
Avoir des photos de Pénélope dans son salon serait complètement masochiste de sa part, il penserait à elle à chaque fois qu’il serait à la maison. Mais pourtant c’est sincère, peu importe qu’elle soit partie et revenue à Bowen, il lui souhaite d’arriver à passer ces barrières imaginaires, car elles n’ont pas lieu d’être.
— Tu as faim ? Tu manges avec moi ? Propose-t-il. Maintenant que ta mère est prévenue… Je peux te faire goûter les merveilles que je fais pousser ici.
Du potimaron, des oignons frais, de la coriandre et tout un tas d’autres ingrédients dévalent du frigo du cuisinier du jour.
— Tu peux même m’aider si tu veux… Je vais faire une tarte aux légumes.
Faisant le tour de l’îlot un tablier à la main, il lui enfile en faisant le tour de sa taille fine avec le cordon et le noue autour de son corps. Ils sont bien plus proches qu’il ne l’avait imaginé au départ. Un pincement de danger s’allume dans la poitrine de Tyler, alors qu’il est si près et peut sentir le parfum de ses cheveux. Il préfère s’écarter lentement pour lui sourire et enfiler lui aussi le même tablier assorti, en continuant de sortir des ingrédients des placards.

"Hum..." hésite quelques instants Penelope. "On en avait un peu parlé, du temps où on n'était pas encore mariés..." Continuer sa phrase et son explication impliquerait de lui parler de la grossesse qui s'est présentée à elle. Et Penny n'en a nullement l'intention. "A force d'y repenser, je me suis rendue compte que je n'en avais pas du tout envie. Le fait de m'éloigner de Bowen ne me l'a que confirmé." Peut-elle avouer de but en blanc qu'elle est partie sans plus donner de nouvelles à Marcus et qu'ils sont en instance de divorce ? Certainement pas. Ce ne sont pas des choses que l'on balance avec détachement au-dessus d'un verre de jus de pommes artisanal. Encore moins avec quelqu'un à qui l'on n'a pas de donné de nouvelles ou presque depuis une dizaines d'années, et avec qui l'on a eu une relation passionnelle secrète.
Le coup de fil que Penny reçoit ensuite lui permet d'éluder tout à fait cette conversation pour le moins gênante pour elle. Elle se met d'ailleurs à rire en entendant Tyler lui raconter que sa mère cherche à le recaser. Un rire jaune, car Penelope s'imagine mal voir sa propre mère caser devant ses yeux celui pour qui elle a toujours eu des sentiments depuis leur rencontre, malgré son mariage avec Marcus, et malgré les années qui se sont écoulées. "Ca ne m'étonne pas d'elle, tiens..." souffle-t-elle. Regard perdu sur l'un des croquis accrochés au mur, Penelope demande à Tyler s'il s'agit de ses propres créations. Il lui répond par la positive, et la blonde se permet de se lever quelques instants pour les regarder de plus près. "Ces traits sont si élégants..." commente-t-elle, d'une voix douce et intriguée, proche de l'un des tableaux. Elle se retourne ensuite vers son ancien amant, un sourire mutin sur les lèvres. "Tu sais, si tu veux des photos de nus sur tes murs, je peux te conseiller plein de collègues à moi..." fait la blonde, par-dessus son épaule. S'il a continué à suivre son travail, Tyler doit probablement savoir que Penelope est dans le plus simple appareil sur les trois quarts de ses clichés. Voire plus.
Quand Tyler reprend la parole, Penelope a terminé son petit tour des dessins accrochés et revient vers l'îlot, où l'attend encore son verre à moitié plein. "Je n'ai pas faim dans l'immédiat, mais je ne peux refuser cette invitation, si le reste est aussi bon que ton jus de pommes," évoque-t-elle, avec un sourire. "Je t'aiderai avec plaisir." La photographe reprend son verre en main et boit une gorgée, ne prêtant pas attention au fait que Tyler s'approche d'elle, jusqu'à ce qu'elle sente les mains du fermier autour de sa taille. Surprise, elle manque d'avaler de travers la gorgée qu'elle vient de prendre et baisse les yeux, pour voir un tablier sur son ventre. La présence de Tyler tout près d'elle ne la laisse pas indifférente, et Penny doit se contrôler pour ne pas pivoter sur elle-même sur le tabouret et fondre sur le brun. Elle le remercie simplement dans un souffle et dans un sourire, yeux sur son épaule. Penelope ne le voit pas, dans son dos, mais l'imagine très bien. Son corps commence seulement à se détendre lorsqu'elle le retrouve dans son champ de vision, de l'autre côté de l'îlot, un tablier désormais autour de sa taille à lui aussi.
Ni une ni deux, Penelope le rejoint, prête à prendre un cours de découpe de légumes par celui qui semble en être professionnel. Elle a toujours eu peu de courage pour cuisiner, sauf quand les enjeux sont plus appréciables. Comme un tête à tête avec celui qui lui retourne littéralement l'estomac de désir. "Je vais laver tout ça," fait-elle en s'emparant des légumes que Tyler vient de sortir. Le grand évier se retrouve bientôt jonché d'un peu de terre et de feuilles fanées, alors que le comptoir à côté arbore des légumes encore brillants d'eau. "Il va falloir que tu me montres comment couper tout ça ! Tu dois peut-être te souvenir que je suis une bille en cuisine..." rappelle la blonde.

L’intensité de ces échanges donne à réfléchir à Tyler. Pénélope et lui ont toujours été sur la même longueur d’ondes, mais il ne se doutait pas à quel point à l’époque. Et elle ne se gêne pas pour le perturber encore plus en faisant allusion à ses photos qui sont en grande partie des auto-portraits de la jeune femme dans le plus simple appareil.
— Co… mment… ai-je pu oublier ton travail ? Rit-il gêné et tellement amusé à la fois. La seule à savoir me mettre à nu c’est bien toi Penny, pas besoin de tes collègues.
Viendrait-il de lui avouer à demi-mots qu’elle est spéciale à ses yeux depuis toutes ces années ? On dirait bien. Le fermier enchaîne les maladresses, les moments de gêne et d’intenses montées de chaleur tout sourire, alors qu’elle est tout près. Habituellement son assurance lui fait rarement défaut et au pire un trait d’humour le sauve en un instant d’une pente glissante, mais avec elle tout est différent. Tout lui revient en mémoire. Y compris les piètres talents de la photographe pour la cuisine qui l’ont toujours fait beaucoup rire. Alors qu’elle lave les légumes, il sort les couteaux et des planches à découper pour la guider sur la recette.
— Je me souviens parfaitement… je me demande même s’il est sage que je te laisse avec un couteau entre les mains… C'est un potimarron. Dit-il en prenant le gros légume orange entre les mains. C’est une sorte de citrouille à la saveur plus sucrée, avec des notes de marrons, d’où son nom et dont on peut manger la peau qui est très fine. On a juste à l’ouvrir. Joignant la parole au geste en coupant le légume en deux d’un mouvement sec. Tu n’as plus qu’à débarrasser les graines et à le couper en petits cubes. Ça ira ?
La cuisine, c’est un peu plus son élément. Il prépare la pâte, fait revenir les premiers légumes et se place derrière elle pour prendre le couteau de temps en temps pour lui montrer comment faire. Il ne peut ignorer l’électricité qui l’anime à chaque fois qu’un contact entre eux se produit, mais la présence de la blonde est tellement naturelle que Tyler se détend au fur et à mesure. La tarte finit au four et il se retourne en se posant contre le plan de travail pour la regarder plus sérieusement.
— Penny… qu’est-ce que tu penses qu’il se serait passé si… tu n’étais pas partie ? Se risque-il à l’interroger. Bien sûr, ce serait peut-être moi qui aurait dû partir. Je n’étais là que pour quelques mois, le temps de faire mon deuil du décès de mes grands-parents. Mais… si on était restés tous les deux à Bowen ?
Les souvenirs affluent. Cette période de sa vie était trouble alors qu’il venait de perdre la seule famille pour qui il comptait vraiment. Et même s’il savait que lui-même devrait retourner à Perth tôt ou tard, Penny avait été d’un grand réconfort pour son âme à ce moment-là de sa vie. Elle n’était pas libre et pourtant il s’était senti léger pour la première fois de sa vie à ses côtés. Son départ précipité avait laissé la trace du regret.
— Ce ne sont que des « et si ? » et tu as le droit de me répondre « tu m’emmerdes Tyler avec tes questions existentielles », mais je sais pas, ça me trotte dans la tête ces derniers temps. Ajoute-t-il sincèrement.

Le sourire de Penelope se fait plus large, à mesure qu'elle parcourt les dessins accrochés au mur, sans forcément se retourner vers Tyler. Elle reste silencieuse, mais son humeur n'en dit pas moins. Elle est carrément meilleure que lorsqu'elle est arrivée. Peut-être que Tyler et elle n'étaient pas destinés à se retrouver, à l'époque où ils se sont croisés dans la forêt, il y a quelques temps. Le temps n'était certainement pas venu.
Découper des légumes, voilà une activité qui va totalement aider Penelope à se concentrer sur autre chose que l'odeur de Tyler qui lui est revenue, il y a un instant, alors qu'il accrochait un tablier à sa taille. Elle l'avait tout à fait oubliée, et ce n'était pas plus mal, car elle lui a toujours énormément plu. "Un potimarron..." répète-t-elle. De mémoire, Penelope n'en a jamais mangé. Elle en a déjà vu sur les étals des épiceries, bien sûr, mais sans savoir vraiment ce que c'était. "Ca va aller," assure la blonde. Elle s'exécute avec minutie pour retirer les pépins, et commence à le couper en cubes, comme demandé par le fermier. Ce dernier revient d'ailleurs plusieurs fois auprès de Penny pour la corriger. Soit ses cubes sont trop gros, soit ils sont trop fins... Elle ne sait jamais faire dans la demi-mesure, peu importe les aspects de sa vie.
Lorsque la tarte est enfournée, Penelope s'autorise à boire les dernières gorgées de son verre de jus de pommes, qui est désormais tiède. De retour sur son tabouret, elle observe Tyler, qui reprend alors la parole, lui demandant ce qui aurait pu se passer si, à l'époque, elle n'avait pas quitté Bowen. Léger haussement d'épaules de la part de la photographe, tout en retirant son tablier avec douceur. "Je n'en sais rien... Comme tu le dis si bien, ce ne sont que des "et si". Penelope était tout juste mariée, à l'époque. Aurait-elle quitté Marcus pour Tyler ? Elle n'en est pas sûre. Il a fallu qu'elle fasse un long bout de chemin en solitaire pour savoir ce dont elle avait réellement envie, et ce n'était visiblement pas de finir sa vie aux côtés du barman. Elle n'a jamais vraiment pu envisager une relation sérieuse avec Tyler, surtout pas après les non-dits concernant sa grossesse interrompue. "Et toi ? Tu penses qu'il se serait passé quoi ?" demande Penny en retour, tout en posant le tablier sur le bar devant elle.

Entre eux, c’est l’ascensseur émotionnel, un instant Tyler a l’impression d’être sur le sommet du monde à sourire comme un idiot avec la photographe ; l’instant d’après, il dégringole avec le cœur qui fait des bonds dans le vide.
— Je ne peux pas répondre à cette question non plus, si toi-même tu ne le peux pas Penny. Ce que je voulais à l’époque, je le savais. Et ça n’a pas changé je crois. Finit-il d’une voix plus basse.
Il était disponible, Pénélope pas. Il se rend compte en posant ces mots à haute voix à quel point la blessure est encore ouverte. Et si aujourd’hui elle lui ouvrait à nouveau la porte ? Il voudrait ne pas refaire les mêmes erreurs. Ne plus être pour elle qu’une roue de secours. Mais bien sûr, ce ne sont que des “et si” et il l’a bien compris, la blonde ne veut pas en débattre. Pourtant le brun n’est sûr que d’une chose. Il ne peut pas être le seul à le ressentir. Quand il s’est approché tout près d’elle tout à l’heure, il l’a senti. Cette faiblesse sous le volcan qu’elle fait gronder dans tout son être. Comme un halo de ténèbres menaçant la lumière, la peur et le désir se mélangent et peuvent exploser à tout instant. A ses yeux, elle est spéciale et il a beau refouler cette idée, ça lui revient encore et encore en pleine figure.
— Changeons de sujet. Tu veux boire quelque chose de plus fort ?
Peut-être que l’alcool déliera leurs mots. En tout cas, lui il en a besoin. Il ne lui laisse pas vraiment le choix. Le brun sort deux autres verres avec de la glace et une liqueur de pomme également de son cru. Le fermier sert les deux et s’assoit sur le tabouret de bar juste à côté d’elle. Elle le boira ou pas, mais il fait glisser le verre vers la blonde, soulevant le sien avec un petit sourire de défi.
— Raconte-moi. Comment va ta mère ? Et ton père ? Ça fait plusieurs semaines que je ne les ai pas vus.
Il se sent depuis plusieurs mois à l'écart de cette famille qui en a toujours été une de substitution. Le fermier n’aime pas cette sensation d’être loin de ceux qu’il aime, surtout avec l’épreuve qu’ils traversent. Pourtant, cette distance, il sait bien qu’il en est le seul responsable. Et la raison est juste devant lui. Peut-être que de parler à cœur ouvert était tout ce qu’il fuyait, mais finalement nécessaire pour crever cet abcès ?

Dans un nouveau haussement d'épaules, les lèvres de Penelope se pincent. Elle se souvient de Tyler, et de leurs passions indicibles de l'époque. Il était célibataire, à l'époque. Pas Penelope. Sans qu'ils n'en aient jamais vraiment parlé, Penny a bien senti qu'elle aurait pu proposer à Tyler une relation plus ou moins sérieuse. Leurs sentiments étaient réels. Tout autant que l'amour de Penny l'est toujours pour Marcus, même si elle s'est rendue à l'évidence qu'il manquait quelque chose entre eux pour que cela explose réellement.
Tyler décide de changer de sujet. Penelope hoche la tête en retour, et l'observe en silence pendant qu'il sort une autre boisson, que la blonde n'identifie pas tout de suite. Il la rejoint de l'autre côté du bar et fait glisser un verre jusqu'à elle, un air de défi sur le visage. Tout en l'écoutant, Penny se saisit de ce verre et en hume le contenu avant de comprendre qu'elle risque de ne pas sentir le goût de la tarte qui arrive si elle se l'enfile cul sec. Levant son verre à son tour et le faisant tinter contre celui de Tyler, Penelope répond : "Ma mère fait comme elle peut. Elle sait que l'échéance approche mais tu la connais, elle a toujours un sourire aux lèvres pour éviter de nous ajouter plus de souffrances. Et mon père..." élude-t-elle avant de tremper ses lèvres dans son verre. "Il est très fatigué, et ne mange plus beaucoup." Les Russell n'attendent plus que du répit, pour le père de famille. C'est tout ce qu'il peut espérer, d'après les médecins, car l'échéance approche de jour en jour.
"Et tu voulais quoi ?" La question de Penelope vient briser le silence qui s'était installé après ses déclarations concernant ses parents. Son regard planté dans celui de Tyler, Penny ne lui laisse aucun répit. Elle veut savoir si elle a fait l'une des plus grosses erreurs de sa vie en laissant Tyler lui échapper sans avoir plus cherché à le retenir dans sa vie.