in my blood (aïnhoa)

Quand j’ai vu le projet du château de lace pour les fêtes de fin d’année, j’ai roulé des yeux. Même si ce n’est pas la cause dans laquelle je suis la plus engagée, la cause écolo me touche et j’essaie de faire des efforts à mon échelle. Je prends l’avion parfois, j’admets, mais j’essaie de le faire pour des trajets qui valent le coup, qui sont longs, pas juste pour deux jours de vacances. Pour le château, on utilise déjà des climatiseurs pour supporter la chaleur de l’été, ce qui clairement n’est franchement pas top. Mais là, il s’agit, en plein été, de les mettre à fond pour avoir froid et se sentir en hiver. Ça n’a vraiment aucun sens. J’avais prévu d’être scandalisée dans mon coin mais Nora m’a fait part de sa consternation également et a décidé de monter une manif. J’ai contacté les personnes de mon répertoire susceptible d’être touchées aussi par cette problématique et elles en ont fait de même. Au final on se retrouve à être un petit groupe devant l’entrée, avec nos pancartes en train de scander des slogans. Je vois certains visiteurs saoulés de nous voir, comme si on gâchait la fête, d’autres semblent comprendre, certains viennent même discuter un peu avec nous, pour comprendre, pour expliquer leur avis avec bienveillance aussi. Ça fait du bien de voir que tout le monde n’est pas fermé à la discussion, que certains vont au château pour faire plaisir à leurs enfants mais veulent tout de même leur expliquer que ce n’est pas bien de mettre la clim à fond pour avoir froid tandis que dehors il fait plus de trente degrés. Au bout d’un moment, on décide de faire une petite pause, pour reprendre un peu plus tard. Je pose ma pancarte contre un mur et m’assoit sur le trottoir, juste à côté d’Aïnhoa, qui a répondu présente à l’appel. « Hey ! C’est cool que tu sois venue. » Je lui dis avec un sourire.

@Aïnhoa Dieye

S’annonçant par de grands signes de bras au-dessus de sa tête, Aïnhoa avait réussi à retrouver son amie Vega dans la petite foule de protestataires réunie devant le château de glace. Si elle comptait déjà se rendre à cette manifestation pour aller gueuler un coup contre les organisateurs, et cette société qui pouvait franchement être pourrie jusqu’à la moelle, elle avait été d’autant plus ravie de recevoir un message de la jeune militante. Si les manifs, c’était pour se soulever contre l’ordre établi et avoir un impact sur les faits ainsi que les mentalités, ça restait aussi un bon moment à partager entre personnes engagées, avec des valeurs similaires. Dans le cas de l’événement des fêtes, il n’y avait pas non plus une foule démesurée à contenir, c’était juste beaucoup de bouche-à-oreille parmi les habitants de Bowen, et encore, pour ceux qui en avaient quelque chose à kicker. Mais c’était déjà ça, et la Belgo-Sénégalaise était assez contente de voir qu’il y avait quand même un bon petit attroupement. Elle avait failli emmener Laël avec elle, qui avait l’habitude d’accompagner sa génitrice dans divers mouvements et manifestations. Elle ne le forçait jamais, bien entendu, mais le garçon étant sensibilisé à toutes ces causes et sujets sociétaux depuis sa naissance, il était du genre à aimer participer à ces révoltes citoyennes. Il était même arrivé à la jeune maman – et on pouvait la qualifier de mère indigne pour cela, elle s’en fichait totalement – qu’elle lui rédige un mot d’excuse pour l’école, quand l’un ou l’autre événement se déroulait en semaine, et que Laël souhaitait vraiment l’accompagner, ou lançait même l’initiative de lui-même. L’éducation, c’était important, certes, mais il avait été bien clair que louper l’école pour cette raison ne serait qu’exceptionnelle, et le petit garçon en était conscient. Aussi, Aïnhoa n’hésitait pas à mentionner que l’éducation prodiguée par l’enseignement officiel n’était pas forcément toujours meilleure qu’une bonne expérience de terrain, où on se formait aux enjeux réels d’une société inégalitaire, enjeux bien souvent totalement ignorés, au mieux survolés, dans les programmes officiels. Mais même si elle ne cachait pas son opinion à ce sujet, il était important de souligner qu’on ne loupait pas les cours à tout va, et Laël l’avait bien compris, raison pour laquelle elle faisait quelques exceptions. Aujourd’hui, s’il avait été enthousiaste à l’idée d’accompagner sa mère, il avait finalement préféré aller jouer chez un copain, et sa mère ne l’en blâmait pas du tout. Il était tout aussi important pour elle, que son fils comprenne qu’il n’avait aucune obligation à donner de l’énergie dans ces causes s’il avait envie de la dépenser dans une autre activité qui lui faisait du bien. C’était donc seulement avec quelques connaissances du milieu associatif qu’Aïnhoa avait rejoint le rassemblement, où elle avait retrouvé Vega. « J’aurais pas loupé ça ! Des potes, la chute du capitalisme, et… Du bon thé glacé fait maison. » sourit la jeune femme en sortant un thermos de son sac en bandoulière, dévissant la tasse qui faisait office de bouchon pour la servir et la proposer à son amie. « J’ai failli amener du renfort, mais à dix ans, y a des choses plus importantes dans la vie, j’crois. » rigola-t-elle ensuite.

Ce genre de manif ce n'est pas ce dont j'ai le plus l'habitude. Faut dire que c'est compliqué de s'investir dans autant de causes. Ça prend du temps, de l'énergie et ça aide pas franchement à voir les choses du bon côté. Quand peu importe le côté où on regarde, l'arbre est pourri, ça fait perdre un peu tout espoir. J'essaie de compartimenter un peu les choses pour ne pas tout voir du mauvais côté mais parfois ce n'est pas simple quand tout autour de nous nous rappelle que ça va pas. Comme ce château de glace par exemple. Je serai hypocrite de dire que je n'ai pas envie d'y faire un tour ni que je rentrerai jamais dedans. J'ai envie de dénoncer cet évènement improbable mais si des gens décident de se retrouver là-bas, je n'ai pas envie de louper un moment avec eux pour autant. Quand on milite c'est toujours compliqué de ne pas se sentir mal quand on fait un pas de travers. Heureusement, l'ambiance revitalisante des protestations me fait un peu oublier tout ça. On y retrouve des têtes connues et d'autres moins mais avec qui on bat le pavé de temps à autre ou des inconnus avec qui on va finir par discuter. Tous ne partagent pas toutes les causes qui me tiennent à cœur mais faut s'y faire. Aïnhoa, même si je ne sais pas tout sur elle partage une bonne partie de mes indignations. Il faut qu'en temps que femmes racisées, on partage pas mal de discriminations. Elle semble aussi enthousiaste que moi et me tend même du thé glacé maison qu'elle a ramené. « Merci ! J'oublie trop souvent de prendre un truc à boire alors qu'au soleil il fait méga chaud. Pour un peu de fraîcheur il faut aller dans ce truc. » Je plaisante en montrant l'entrée du château de glace de la tête. Il doit y faire frais, mais à quel prix ? Avoir quinze degrés à l'intérieur alors que dehors il en fait au moins trente, ça n'a aucun sens ! On est au moins quelques-uns à se rendre compte de l’aberration de l’événement. Il ne faut pas y voir que des points négatifs puisque l’événement permet de mettre en avant et donner du travail à des artistes locaux en présentant leurs créations. C’est aussi ce que j’ai envie de faire avec le lieu que je vais ouvrir. Je n’aurais pas les moyens au début de financer beaucoup d’artistes et d’artisans, surtout suivant les créations qui peuvent être très chères, mais c’est un aspect que je veux prendre en compte pour développer mon café hybride. J’attrape la tasse de thé glacé que me tend Aïnhoa, avant de lui répondre à propos du renfort. « Oui, surtout s’il voit tous ses amis aller à l’intérieur. » Je comprends qu’elle parle de son fils, dont je sais assez peu de choses au final. « Même moi j’ai plus dix ans mais j’avoue que voir tout le monde y aller, ça me révolte autant que ça me donne envie. » Je confie alors, en me disant que je finirais peut-être par craquer. La vie de militante est parfois, souvent, complexe.