I'm a bit lost, but I guess you're the one I'm looking for ? [PV Nelligan]

Le commentaire d’Anna sur le fait que ça lui ferait du bien que je la pratique n’attira même pas mon attention plus que cela. L’accent de la jeune turque et les fautes de grammaire qu’elle faisait depuis son arrivée étaient tout à fait normaux. Après tout, elle venait d’un pays qui ne parlait pas beaucoup notre langue nationale d’ici, alors je ne pouvais que comprendre qu’elle fasse des erreurs. Je ne relevais donc plus les petites fautes qu’elle faisait ici et là. Cela viendrait avec le temps, la pratique, à force de dialoguer avec les habitants et de les entendre parler entre eux également. « Avec plaisir, alors. » Répondis-je tout simplement, sans sous-entendu. De toute façon, Anna n’était même pas consciente elle non plus de comment la tournure de sa phrase aurait pu sonner aux oreilles d’un autre.

Vue l’heure, je proposai à Anna d’aller porter ses effets personnels chez moi. De toute façon, elle aurait toutes les occasions du monde de revenir à la plage. C’était un lieu très convoité par les habitants et elle était toujours bondée. Que ce soit pour une simple belle journée ensoleillée ou pour des festivités certains soirs, c’était un lieu de rencontre et de plaisir. Plaisirs auxquels je ne prenais pas souvent part, mais cela n’était pas son problème à elle. C’était le mien. Et elle avait déjà assez de pain sur sa planche, elle n’avait pas besoin que je l’embête avec ma solitude. Et puis, grâce à elle, j’aurais plus souvent de la compagnie.

Nous nous levâmes tous les deux presqu’en même temps, et alors que nous marchions vers ma motocyclette, Anna me demanda si je vivais seul. Je marquai une énorme hésitation, ce qui pouvait vraiment être louche. Je ne savais pas vraiment quoi lui répondre. Oui, je vivais seul dans ma chambre. Mais ma chambre était au beau milieu d’une centaine d’autres, habitées par un tas d’étudiants. « Oui et non … Enfin, tu vas voir. » Je me doutais fortement qu’Anna allait prendre peur suite à mes paroles, mais je n’avais pas envie de me lancer dans des explications qui lui feraient rebrousser chemin à l’idée de squatter une résidence étudiante. Je nous conduis donc au travers des routes principales jusqu’à ce qu’on passe devant un grand établissement un peu vieillot, le collège. Les résidences se situaient à moins d’un kilomètre, alors bien vite je puis stationner mon véhicule entre deux belles lignes blanches bien trop grandes pour l’espace que j’utilisais en réalité. En descendant, Anna me lança un regard intrigué en voyant l’insigne juste devant le grand établissement qui ressemblait à un énorme bloc de logements sans balcon. Parce que non, nous n’avions pas le luxe d’avoir des balcons. Juste de belles petites fenêtres qui s’ouvraient à peine. « Bon alors voilà, pour tout te dire, je vis dans une chambre là-dedans, avec d’autres collégiens. Enfin on sera seul dans ma chambre. Mais … ce n’est qu’une chambre. » Je sentis la réticence, l’hésitation, qui émanaient de ma nouvelle protégée. « Viens jeter un coup d’œil et tu décideras après, ok ? » La suppliais-je amicalement.

Je ne savais pas vraiment ce que je devais dire, ce que je devais faire. Après tout, je n’avais jamais été socialement très apprécié ou très habile, surtout. J’avais toujours eu du mal à trouver les bons mots, et j’avais tellement peur de dire la mauvaise chose que finalement c’était exactement ce que je faisais. Avec le temps, j’avais tout simplement appris à ne rien dire, ça valait mieux que de se mettre les pieds dans les plats et de couler pour m’enterrer jusqu’au cou. Alors quand Anna m’avait demandé si je vivais seul, j’avais opté pour la réponse la plus vague possible, afin de ne pas avoir à m’expliquer davantage. Cela eut le pire effet, comme prévu lorsque je m’ouvrais la gueule. Elle avait eu l’air de paniquer, intérieurement. Il était vrai que devant un parfait inconnu, il devait être traumatisant de l’entendre répondre qu’il vivait plus ou moins seul. Qu’est-ce que cela voulait dire, après tout ? Rien. Rien du tout. Ça sentait l’attrape, le piège, ça sentait mauvais en gros. Je comprenais qu’Anna puisse hésiter à me suivre. Mais, devant mon regard rassurant et mon sourire timide et intimidé, elle avait décidé de me suivre. Tout le monde le savait ; je ne ferais pas de mal à une mouche. Avec une tête comme la mienne, c’était assez facile à prouver.

Je la conduisis alors jusqu’à ma résidence, et une fois stationné, je regardai la jeune femme avec un sourire pensant qu’elle comprendrait tout, maintenant, et qu’elle était soulagé. Mais le regard inquiet qu’elle me lança me fit comprendre que la jeune femme n’était pas familière à ces établissements, et qu’elle n’avait aucune idée de ce qui était inscrit sur le panneau. Je pris donc le temps de lui expliquer exactement de quoi il s’agissait avant qu’on fasse un pas de plus vers l’entrée. Je voulais qu’elle comprenne et qu’elle soit d’accord avec le concept et l’idée de s’y installer pour un certain temps. À la fin de mes explications, je proposai à la jeune turque de venir jeter un coup d’œil et de décider de ce qu’elle ferait. La demoiselle était toujours hésitante. Pourtant, mis à part le fait d’être un peu à l’étroit avec moi, je me disais qu’elle aimerait sans doute l’ambiance de ces résidences. Les étudiants étaient libres de leurs parents pour la première fois de leur vie ; un peu comme Anna, mais à un niveau très, très différent. Tout le monde se parlait, tout le monde organisait des fêtes, certaines rivalités existaient selon l’étage auquel les gens résidaient, bref c’était un tout autre monde, là-dedans. Anna allait pouvoir rencontrer des australiens de son âge – à moins, bien sûr, qu’elle ne soit une ermite comme moi.

À la question d’Anna, j’hochai la tête. « On va s’arranger. Il y a de la place pour un petit matelas de voyage à côté de mon lit, alors tant que tu fais attention à ne pas me marcher dessus quand tu te lèves le matin, ça devrait aller. » Dis-je en riant. Puis je fis un signe de la tête vers la résidence. « Viens, et constate par toi-même si tu juges que tu auras assez de place ou pas. » Mais, effectivement, comme Anna l’avait dit, elle n’avait pas trop le choix. Nous entrâmes donc dans le bâtiment et je saluai le gardien de sécurité – qui gérait, entre autre, le règlement interdisant que des invités dorment à la résidence. Il faudrait que je vois à trouver un truc pour qu’il ne se rende pas compte qu’Anna profitait de ma chambre sans être étudiante et, surtout, sans payer. Ce serait à réfléchir plus tard. Pour le moment, j’agissais comme si c’était une amie avec qui j’avais un travail d’équipe à faire ou un truc dans le genre. Il ne posait jamais de question à moins qu’il ne soit passé les 20h. Je me dirigeai vers l’ascenseur et appuyai sur le bouton quinze. « J’espère que tu n’as pas peur des hauteurs parce qu’on est plutôt haut. En revanche, j’ai droit à une superbe vue sur le coucher de soleil depuis ma chambre. » Je lui souris et les portes se refermèrent. En silence, nous montâmes jusqu’à l’étage en question et, quand les portes s’ouvrirent, ce fut sur un long couloir vide, donc assez froid. « Promis, habituellement il y a plus d’action que ça. C’est encore le début de l’année, ça va démarrer bientôt. » Elle hocha la tête et je la guidai jusqu’à la porte de ma chambre. Je sortis ma clé et ouvris la porte, passant avant elle pour aller ouvrir les rideaux et faire un ménage rapide en jetant les emballages de fast-food dans la poubelle. C’était une minuscule chambre avec, près de l’entrée, un miniature espace de plus où il y avait un frigo et une cuisinière, ainsi qu’une petite armoire garde-manger. Je me grattai la tête, gêné, réalisant que c’était encore plus petit que je l’imaginais, surtout pour deux. Rougissant, je dis : « Hum … bah, voilà. Bienvenue dans ton chez-toi temporaire, Anna. » Je rougis encore plus. « Je suis vraiment désolé. J'imagine que ce n'est pas ce à quoi tu t'attendais. » J’imaginais bien qu’elle ne s’imaginait pas que son arrivée dans sa nouvelle liberté la conduirait tout droit dans cet espace si restreint digne d’une prison.

Évidemment, comme toute personne normalement constituée, Anna avait refusé que je sois celui qui me sacrifie à dormir sur le matelas au sol. Pour le moment, je ne tenterais pas de la convaincre du contraire en insistant car je savais que ça ne ferait que nous mettre tous les deux mal à l’aise. Je le savais parce que j’étais habituellement celui qui refusait qu’une autre personne souffre à ma place. Enfin, souffrir n’était pas vraiment le bon terme dans ce contexte-ci étant donné qu’il ne s’agissait que d’un matelas au sol, mais vous comprenez où je veux en venir. Ce soir, au moment d’aller dormir, j’allais mettre mon pied par terre et lui imposer mon lit. J’étais peut-être un asocial fini, mais je demeurais gentleman à ma façon.

Dans l’ascenseur, je prévins Anna que ma chambre se situait à un étage assez haut, et j’espérais que cela ne lui poserait pas de problème. Si c’était le cas, elle n’aurait qu’à ne jamais s’approcher de la fenêtre – mais vue la grandeur de la chambre, ça ne lui laisserait pas beaucoup de jeu. « Baş dönmesi. » Répétais-je avec un sourire et un accent horrible. J’aimais bien apprendre de nouveaux mots. Et même si je ne m’en souviendrais sans doute pas dans trois heures, au moins je pouvais me vanter d’avoir déjà parlé un peu le turc. « Vertige, qu’on appelle ça. » Lui avais-je alors appris. Pour une fois dans ma vie je me sentais utile pour quelqu’un, autant pour aider Anna à trouver ses mots que pour lui construire une nouvelle vie. C’était quand même un rôle assez important dans sa nouvelle vie, si ce n’était pas le plus important. Cela me foutait une assez grande pression mais en même temps j’étais content d’avoir une aussi grande importance pour quelqu’un. Ça ne m’était jamais arrivé avant de compter pour quelqu’un. Que quelqu’un se fie à moi.

Anna n’avait donc pas le vertige. Mon intervention quant à la vue sur le coucher du soleil en fin de journée était donc très pertinente. La jeune turque souligna d’ailleurs son désir de pouvoir le regarder. L’admirer. Nous pourrions donc prendre le temps de le faire. Souvent, je tirais ma chaise jusqu’au bord de la fenêtre et je passais les quinze minutes de ce spectacle les yeux rivés sur le ciel, parfois avec mes écouteurs dans mes oreilles et une douce musique me transportant. Les autres me pensaient juste un geek fini, mais au fond de moi j’avais cette sensibilité à laquelle personne ne prenait le temps de s’attarder. Je n’étais pas qu’un joueur de jeux vidéo sans avenir et sans ambition. J’étais bien plus que cela. Je ne savais juste pas comment me montrer au grand jour.

Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent sur le long couloir et je rassurai Anna quant à la tranquillité actuelle des lieux. Elle sembla plutôt s’inquiéter du contraire. « Bah, je veux dire … les gens sont dans les couloirs ou dans la salle commune et tout le monde se parle et … le soir il y a parfois des fêtes … » Voyant qu’Anna n’était pas encore habituées à ces fêtes et que ça lui faisait peut-être plus peur qu’autre chose, je m’empressai d’ajouter : « Mais tu sais, c’est pas obligé de participer. J’ai jamais été dans la salle commune pour une autre raison qu’utiliser le micro-ondes, alors, t’en fais pas. » Je souris. Puis je m’arrêtai devant la porte de ma chambre et je présentai à Anna son chez-soi temporaire. Étonnamment, elle sembla moins déçue que je le croyais. Elle m’expliqua très vite qu’elle s’était attendue à pire quand je lui avais parlé des résidences étudiantes, puisqu’elle avait déjà lu à ce propos. Je rigolai. « Je ne sais pas si on peut appeler ça un frigo, y’a presque rien qui rentre là-dedans mais ouais, c’est mieux que rien, j’imagine. » Mon rire se transforma en sourire alors que je posais les yeux vers ce petit frigo miniature. J’avais du lait, des viandes froides pour me faire des sandwichs, et d’autres trucs du genre. Pas de la haute gastronomie, disons. La question cruciale aux yeux d’Anna ne tarda pas à sortir d’entre ses lèvres. Je me tournai vers elle et l’amenai dans le couloir, de nouveau. « Juste au bout là-bas, à gauche c’est pour les hommes, à droite pour les femmes. Y’a des douches communes, toutes individuelles séparées par un rideau, j’te rassure. Et les toilettes sont aussi là. » C’était quand même pas si mal, comme salles d’eau. Il y avait des séchoirs, de grands miroirs, bref les filles passaient pas mal de temps à l’intérieur pour se préparer. Enfin, c’est ce qu’on disait.

Je rentrai de nouveau dans ma chambre et Anna s’assit sur le lit, moi sur la chaise, et on discuta de la suite des choses, des habitudes de vie des étudiants, de notre plan pour qu’Anna passe inaperçue. Etcetera, etcetera.

--------- Deux heures plus tard ---------

Je mis fin à notre discussion sérieuse en regardant furtivement par la fenêtre, constatant que l’heure du spectacle était venue. Je fis signe à Anna de venir me rejoindre près de la fenêtre. « À chaque soir, quand le ciel est dégagé, on a ça d’ici … » Dis-je en pointant du menton le soleil qui se couchait là-bas, comme s’il rentrait dans l’océan. C’était à couper le souffle, oui. Anna mit des mots sur ce sentiment. Je souris. La jeune turque posa alors sa tête sur mon épaule et mon corps se raidit tout d’un coup. Je sentais le contact sur mon épaule comme si tous mes nerfs sensitifs avaient décidé de se concentrer dans mon épaule. Je n’osais plus bouger. Je baissai les yeux sur le dessus de la tête d’Anna, et je rougis, voyant qu’elle souriait en regardant le soleil, tout simplement. « Toi aussi, tu es magnifique, tu sais. » C’était vraiment sorti tout seul. Et je m’en voulus tout de suite. Parce que je savais que je venais de compliquer la situation.

Anna était tout d’un coup moins inquiète et surtout plus enjouée à l’idée de voir de quoi avaient l’air ces fêtes. J’avalai difficilement, un sourire gêné au visage, quand elle me demanda si je viendrais avec elle. « Hum. Ou-oui … pourquoi pas. » Elle allait vite se rendre compte à quel point je ne connaissais personne ici et à quel point je pouvais être un malaise ambulant lorsqu’il était question de se retrouver en grand groupe, mais je préférais nier le tout pour le moment. En acceptant l’invitation précoce, je n’avais pas à justifier le refus que je planifiais. Je ne voulais pas qu’Anna pense être tombée sur un mec qui serait incapable de l’intégrer à la société de Bowen. J’allais lui montrer les bases de la vie australienne et ensuite, elle volerait de ses propres ailes. Certes, je n’avais pas d’amis à lui présenter, mais j’étais persuadé rien qu’à la voir aller qu’elle n’aurait pas besoin de moi pour bien s’entourer. Tant mieux. Parce que je n’aurais pas été de très grande aide. Mais pour le début, ça irait. Et nous commençâmes dès maintenant.

--------- Deux heures plus tard ---------

Le visage de la jeune turque s’enflamma après que je lui aies dit qu’elle était magnifique, ce qui eut pour effet de me faire devenir rouge comme une tomate à mon tour. Voyant sa gêne, la mienne avait été décuplée. En plus, ses yeux brillants et plutôt heureux venaient de se lever vers moi. Je lui souris, les sourcils légèrement haussés par la surprise et la nervosité. Je ne m’étais que très rarement retrouvé dans une position aussi intime avec une femme. Et pourtant, ce n’était pas l’intimité absolue. Mais cette proximité avec la gente féminine m’était étrangère, et mis à part ma sœur et ma mère, aucune femme n’avait posé sa tête sur mon épaule de cette façon, ou regardé dans mes yeux avec un tel éclat. Et il y avait quelque chose de plus encore dans son regard, quelque chose de plus que lorsque ma mère ou ma sœur me regardaient. Je n’aurais su le décrire. Mais cela me rendait encore plus gêné. Parce qu’Anna était sincèrement magnifique. Belle. Pas comme ces australiennes blondes et trop bronzées. Une beauté naturelle. Pure. J’aurais pu tomber amoureux juste là, aussi rapidement que ça, si ça n’avait pas été de mon incapacité à être sociable et à connecter avec mes propres sentiments. Alors mon corps, complètement en état d’alarme, ne trouva qu’une façon de me sortir de ce moment trop intense pour mon petit cœur : mon ventre gargouilla. Profondément. Comme si mon estomac n’était qu’une énorme cavité vide. Je rigolai, gêné. « Je crois que j’ai faim. Tu as faim ? Mangeons. » J’avais vomi ces paroles si vite que je doutais qu’Anna ait pu capter quoi que ce soit, mais elle comprendrait bien vite le sens de mes paroles alors que je me dirigeais vers le mini-frigo, rompant ainsi ce long échange de regards que je n’arrivais pas à comprendre. Je sortis de mon mini-frigo un restant de pâtes avec une sauce rosée que j’avais fait la veille. Il en restait assez pour deux. « Tu aimes les pâtes ? Je t’emmènerais bien au restaurant pour fêter ton arrivée mais … mais je n’ai pas vraiment les moyens … » Avouais-je avec culpabilité. Peut-être qu’Anna était de toute façon bien exténuée de son voyage, peut-être préférait-elle cela. Je l’espérais.

Faire les premiers pas n’était malheureusement pas non plus dans mon éducation. Mon éducation personnelle, en fait. Je m’étais appris à moi-même à ne pas prendre les devants, puisqu’à chaque fois que je l’avais fait auparavant, la seule chose que j’avais récolté était un tas de moqueries à mon égard. Je ne savais pas comment m’y prendre. Je n’avais rien d’intéressant à dire. Et devant une femme, aussi belle qu’Anna par exemple, je perdais tous mes moyens. Je finissais toujours par reculer, me disant à moi-même putain Nell, crois-tu vraiment qu’elle pourrait un jour poser son regard sur toi ? Non. La réponse était toujours non. Alors même si j’avais cru voir la même étincelle dans les yeux d’Anna que celle qui réchauffait présentement mon cœur, j’avais décidé de rester dans le confort de ma solitude, de ma timidité. Et mon ventre me donna d’ailleurs une porte de sortie, qui me donna l’occasion de fuir ce moment trop intime pour moi. J’allai donc jusqu’au frigo duquel je sortis mon restant de pâtes, en proposant à Anna. Cette dernière me dit que leurs pâtes turques ne devaient pas être apprêtées de la même façon qu’ici. « Sérieux ? Moi qui pensais que les pâtes c’était le plat le plus universel du monde. » Je souris. Pendant que je divisais la portion restante dans deux assiettes, la jeune femme me demanda si je mangeais ici. J’hochai la tête. « Oui. Enfin habituellement. Il y a des tables communes à l’extérieur si tu préfères. Sinon on mange sur le lit, c’est ce que je fais d’habitude. » La turque s’approcha finalement un peu plus de moi, penchant légèrement la tête vers le plat de pâtes pour sentir. Elle ne se gêna pas pour grimacer, ce qui me fit devenir rouge comme une tomate. Pourtant, ce n’était que ça, justement : des tomates. « Euh … ben … y’a euh … de la sauce aux tomates du commerce et euh … quel-quelques légumes … et de la chair de saucisses … C’est peut-être ça ? La chair de saucisses, t’aimes pas ? » Peut-être qu’ils ne mangeaient même pas de viande, en Turquie, qu’est-ce que j’en savais. J’étais loin d’être le meilleur géologue sur terre. Je ne connaissais pas grand-chose aux autres cultures, même si ça m’intéressait vraiment beaucoup. Je ne prenais pas le temps de m’y attarder, trop concentré sur mes jeux qui me prenaient tout mon temps libre. « Si tu veux, y’a un marché pas loin, on peut aller acheter quelque chose d’autre. » Je ne voulais pas qu’Anna se sente contrainte de manger quelque chose qu’elle n’aimait pas. Ce serait cruel. Même devant toute la cruauté qu’Anna avait dû endurer auparavant, dans sa désormais ancienne vie.

Face palm. C’est tout ce que j’avais envie d’avoir comme réaction quand Anna releva le fait que les saucisses étaient un peu comme synonymes de porc. La plupart du temps. Actuellement aussi. Mes pâtes étaient effectivement garnies de saucisses de porc. Du porc. Ce qu’elle ne mangeait pas. Je le savais, en plus. Enfin, oui et non. Je savais que dans ces pays-là c’était souvent interdit, de là à savoir si c’était encore respecté par tout le monde, je ne savais pas, mais j’aurais dû m’en douter. Je me sentais tellement idiot, là, debout, à lui proposer cette assiette interdite selon sa culture. « Ah, oui, merde … Merde. Je suis désolé. » J’aurais répété merde encore une fois si Anna ne m’avait pas interrompu en me confirmant que c’était bel et bien interdit d’en manger chez ses parents, dans son pays natal, et qu’elle ne connaissait donc pas cela. Puis, me prenant par surprise, la jeune turque proposa de goûter quand même. « Ne te sens pas obligée, vraiment, Anna … » Mais elle m’assura qu’elle avait trop faim, et qu’elle voulait essayer. Le plat une fois réchauffé, donc, Anna attrapa une fourchette que j’avais sortie pour elle après avoir vidé la moitié de mon plat chaud dans une assiette. La jeune femme alla s’asseoir sur mon lit et, analysant la bouchée qu’elle s’apprêta à prendre pendant un moment, elle finit par l’insérer dans sa bouche. Je la regardais avec inquiétude et anticipation alors qu’elle mâchait le tout, un regard pensif, comme si elle prenait le temps de goûter à chaque saveur. Une fois sa première bouchée avalée, elle avoua que c’était plutôt bon. Une vague de soulagement s’empara de moi. « Pfiou. Ok. Je me sens moins terriblement coupable. Demain, promis, pas de porc. Enfin à moins que tu en veuilles, je sais pas, mais il existe un tas d’autres trucs. Je te ferai goûter à une spécialité australienne, tiens, ce sera mieux. » Encore une fois je me confondais en excuse, parce que je ne savais rien faire d’autre.

Bref, j’attrapai également mon plat chaud et je vins m’asseoir à côté d’Anna pour manger. Ce n’était pas de la haute gastronomie, c’était un plat préparé par un collégien paumé, rien de plus. J’espérais qu’Anna ne trouvait pas sa première journée trop ordinaire. En même temps, elle avait des heures de décalage dans le corps, il ne fallait pas l’achever avec trop de nouveautés. Je me disais que la tranquillité allait suffire pour une première soirée. Une fois nos assiettes terminées, je la débarrassai et je me tournai finalement vers elle une fois le tout rangé et lavé. « Alors euhm … comment te sens-tu ? Fatiguée ? Trop énervée pour dormir ? Tu dois être crevée quand même avec le décalage … Tu veux que je te laisse dormir ? » Est-ce que je parle trop ? Faillis-je ajouter …

Le repas du lendemain était décidé, le repas de ce soir était mangé, maintenant, il ne restait plus qu’à se reposer pour affronter la première vraie journée d’Anna dans son nouveau pays. Je passerais sans doute une bonne partie de la journée avec elle, enfin je l’imaginais bien, pour l’aider à se créer des repères et à se poser un peu mieux. Au fil des jours, elle volerait de ses propres ailes. Peut-être même demain voudrait-elle avoir du temps pour elle seule à découvrir la ville. Je ne savais pas trop. On verrait bien. Pour le moment, la jeune turque me demanda où était le deuxième matelas. Right. Je me rendis dans la minuscule penderie qui se trouvait à l’entrée de ma chambre étudiante, et j’en sortis un mince matelas de camping qui serait sans doute aussi inconfortable que le plancher lui-même. Je le sortis et levai la tête vers Anna après l’avoir analysé un peu. « J’insiste, Anna, pour que tu prennes le lit. Je ne peux vraiment pas te laisser dormir là-dessus. » Je lui souris, bêtement, et puis je revins vers le coin du lit pour installer le matelas tout juste à côté – il n’y avait pas d’autre place pour l’installer de toute façon. Je sortis un oreiller et un drap que je posai aussi sur le matelas au sol. « Je vais aller me mettre en pyjama et me brosser les dents aux salles de bain. Celles pour femmes sont au bout du couloir à gauche, tu ne peux pas te tromper, il y a un signe qui l’indique. » Ajoutais-je. Je pris mon pyjama ainsi que ma brosse à dents et ma pâte à dents, et je sortis. Je pris mon temps, essayant de réduire ma nervosité quant au fait de dormir aussi près d’une femme aussi belle. Une fois mon courage approximativement retrouvé, je revins dans la chambre. Anna n’était pas revenue. Je me glissai sous le drap sur mon matelas au sol, et je ne laissai que la lumière de la table de chevet ouverte, pour guider Anna lorsqu’elle reviendrait.

Je souris, bêtement, comme un gosse à qui une belle fille vient de faire un compliment pour la première fois. C’était un peu ça, aussi. Juste que j’étais un jeune adulte et que je n’avais pas reçu beaucoup de compliments de la part d’une fille ou d’une femme dans ma vie. Décidément, l’arrivée d’Anna en Australie était presque aussi bien pour moi que ça l’était pour elle. Pourtant, c’aurait dû être un bien plus grand événement pour elle, mais pour un homme comme moi, ma relation avec Anna allait changer ma vie. Parce qu’elle allait changer ma perception des autres. « Toi aussi tu es géniale, Anna. » Lui répondis-je avec sincérité. Nous ne nous connaissions pas du tout, et pourtant, nous ne voyions déjà que le meilleur dans l’autre. C’est ce que j’appréciais d’elle ; elle n’avait pas tous les préjugés que les autres me portaient. Elle ne se basait que sur qui j’étais. Et, à ce que je pouvais voir, je n’étais pas si mal, comme personne.

Quand je revins des salles de bain, la belle turque n’était pas de retour ; elle avait sans doute suivi ma proposition d’aller se rafraîchir un peu avant d’aller au lit. J’avais oublié de lui mentionner qu’elle pouvait se doucher si elle le désirait, et peut-être aurais-je dû le lui dire car il fallait avouer qu’après un aussi long vol, elle en aurait sans doute eu envie. Si jamais elle ne le faisait pas par elle-même, demain matin je n’y manquerais pas. Je me couchai donc sur mon petit matelas et attendit, couché sur le côté. Je n’allais pas m’endormir avant de savoir qu’Anna était bien de retour dans la chambre. Même que dans dix minutes, si elle n’était pas de retour, j’irais appeler son nom à l’entrée des salles de bain des femmes. Juste pour m’assurer que tout était sous contrôle. Qu’elle saurait retrouver ma chambre. Heureusement, je n’eus pas besoin de me pointer là-bas avec mon petit air nerveux, car Anna revint dans la chambre dans le délai que je m’étais imposé. Elle se fit toute discrète en rampant jusqu’au bon côté du lit, et je souris. Elle n’avait sans doute pas vu que j’avais encore les yeux ouverts, à cause de la lumière trop faible de ma lampe de chevet. Une fois couchée, la jeune femme me remercia. « Tout le plaisir est pour moi, Anna. » Et c’était vrai. Si j’avais pu penser à un moment qu’accueillir une étrangère allait être un fardeau pour moi, Anna avait dissipé toutes mes craintes. Et c’est avec légèreté que je m’endormis également.

Au beau milieu de la nuit, un hurlement m’extirpa en panique de mon sommeil. Cela me prit quelques secondes avant de reprendre mes esprits, de comprendre où j’étais et surtout qui était assis à côté, sur mon lit, après avoir crié. Le voisin d’à côté venait de frapper dans le mur, dérangé par ce cri. Je me fichais bien qu’Anna ait pu le réveiller, parce que là, elle était dans tous ses états et je ne pensais qu’à elle. Qu’est-ce qui se passait ? Je me relevai et sans vraiment réfléchir, j’allai m’asseoir à côté d’elle dans le lit. Je passai mes bras autour d’elle et je la flattai doucement, comme une mère le fait pour rassurer son enfant. Sauf que là c’était moi, le mec le plus coincé du monde, avec une belle étrangère visiblement confuse. « Chut, Anna … Ne pleures pas. Tu es en sécurité, ici. » Je ne savais pas s’il s’agissait d’une crise de panique due à son arrivée ici ou alors un cauchemar, mais dans tous les cas, j’étais là pour elle.