Help me to breathe | Ayda Inan

Bowen était un endroit magique. Tu ne saurais dire pourquoi, mais c'était électrisant. Le sentiment que la ville avait sur toi,tu avais l'impression de respirer pour la première fois. De marcher pour la première, et même de ressentir des choses puissantes. Pourquoi avait-il fallu attendre douze longues années avant de débarquer ici ? Tu ne le savais pas. Mais depuis que tu vivais ici, tu sentais que les choses changeaient en toi. Tu avais une colocation avec Nelligan, l'amie d'Anna. Et puis il y avait Maisy et Jordan. Elles étaient étranges à tes yeux, un peu acerbes avec toi des fois, mais elles étaient ainsi. Votre décalage culturel n'était pas pour aider. Mais c'était plaisant comme mélange. Ce soir, tu avais eu envie de te balader. Nelligan s'était proposé pour t'accompagner mais tu avais refusé poliment. Tu avais besoin d'être un peu seule, de faire un point sur ta vie. De te vider la tête. Et il y avait cette falaise, avec le phare dont on t'avait parlé. Tu n'avais pas encore l'occasion de t'y rendre, ce soir, tu n'allais pas rater ta chance. Tu pourrais même y observer le coucher du soleil, ce qui serait plaisant. Tu regardais au loin, le regard vide, tu ne fixais pas de point en particulier, tes yeux scrutaient le paysage, ici et là. Jusqu'à ce qu'ils s'arrêtent sur une silhouette. Tu ne sais pas ce qu'il convient de faire dans une telle situation, dois-tu te taire ? T'approcher d'elle ? Rester dans ton coin et l'ignorer ? Non, ça tu ne pouvais pas le faire. Tu ouvris les lèvres, parlant un peu fort, pour qu'elle puisse t'entendre, espérant ne pas lui faire peur. « Vous n'allez pas sauter, n'est-ce pas ? » Tu sentais une boule se creuser dans le creux de ton estomac. Tu avais un problème avec la mort, ça te faisait peur, tu n'aimais pas ça. Et elle se trouvait trop près du bord, à ton goût en tout cas. Surtout qu'elle semblait si triste, comme si elle voulait en finir. Tu ne voulais pas être le témoin d'une telle scène, tu ne voulais pas qu'elle meurt. C'était une inconnue à tes yeux, mais tu étais prête à tout pour qu'elle renonce à cette idée, si tel était le cas.

La mort te faisait peur. Depuis toute petite, lorsque vous aviez perdu le lapin de la famille. Et lorsque tu avais perdu Anna. Elle n'était pas morte, mais quand elle est partie, son silence pendant toutes ces années t'avait laissé penser qu'elle n'étais plus de ce monde. Tu ne pouvais plus lui parler, ni rire avec elle. Et puis ton mari. Ton pauvre mari qui s'est fait rentré dedans par un chauffard fou furieux, qui s'en était juste sorti avec une pauvre commotion. Et toi, tu avais tout perdu. Et ton père. Tu avais l'impression de perdre tout ceux qui t'entouraient, ce qui t'effrayais. Tu restais un peu dans ton coin, évitant de trop rencontrer du monde, de peur qu'il ne leur arrive malheur. Tu t'étais un peu rapproché, sortant de la pénombre pour te montrer. Qu'elle puisse te voir et ne pas penser qu'elle halluciner et qu'elle inventait des voix. « Vous avez raison, ça ne me regarde en rien. Mais souhaitez-vous vraiment que je passe mon chemin ? » S'il y avait une infime chance que tu puisses l'aider, tu ferais tout ce qui était en tout pouvoir. Avant même de lui laisser le temps de répondre, tu avais repris, la boule au ventre. « Pensez-vous que la mort est une réelle issue ? » Sa réponse t'effrayait. Tu ne voulais pas qu'elle te dise de la laisser tranquille, que tu lui tournes le dos et qu'elle en profite. Mais tu n'allais pas non plus t'imposer dans la vie de la jeune blonde. Tu étais encore trop timide par rapport à ce que tu peux ou non faire. Déjà que t'étais incapable d'inviter quelqu'un à boire un café sans rougir de honte en ayant des pensées impures, si en plus, tu devais t'imposer, tu étais mal barrée. Tu pouvais le dire.

Tu tirais un sourire sur ton visage en l'écoutant te dire que ta vie devait être bien belle. Si seulement. Tu aurais aimé lui dire que c'était le cas, et que tu ne comprenais pas ce qu'elle traversait, mais ça aurait été un mensonge. Et tu n'étais pas une menteuse. Tu détestais ça plus que tout. La personne qui te mentait, ne pouvait pas espérer un pardon de ta part, à moins d'avoir une très bonne explication, et encore, ça restait à voir. Un mensonge changeait la donne, il changeait tout. « Ma vie n'est pas belle. » Tu haussais doucement les épaules. Non ta vie n'était pas belle. Tu ne pouvais pas la qualifier de belle. Avait-elle vécue comme une marchandise pendant un quart de sa vie ? Savait-elle ce que c'était de devoir épouser un inconnu parce qu'il fallait se plier aux règles ? Et même si tu avais longtemps accepté de te plier aux règles, de faire ce qu'on te dit sans broncher, aujourd'hui, c'était différent. Aujourd'hui, tu étais libre d'agir comme bon te voulait. Si tu voulais te dénuder et draguer un parfait inconnu, tu étais libre de le faire. Tu ne le ferais pas parce que tu n'étais pas encore capable de faire ça, mais tu le pouvais. Et il ne t'arriverait rien. Personne ne te jugerait, tu n'aurais pas une critique de la part d'un père, ou d'un frère, ou même d'un fiancé. Personne. Le savoir, c'était ce qui te rendait un peu plus libre. « Moi non plus je ne les oublies pas, et j'ai l'impression que je les provoque, qu'ils tombent tous comme des dominos autour de moi, si vous sautez, j'aurais l'impression d'être responsable. » C'était con de dire une chose pareille parce que tu ne la connaissais pas et qu'il était évident que ça ne serait pas ta faute. Mais tu n'aurais rien fait pour éviter une telle catastrophe.

Elle se retournait pour te regarder. Et tu avais cessé de respirer. Son regard était pénétrant, elle avait de grands yeux. Et un visage un peu durci, ce que tu pouvais comprendre. Tu lui aurais bien fait un sourire, mais tu ne t'en sentais pas capable. « Il faut croire que je suis trop empathique.. » Tu fis un léger sourire, tu avais l'habitude que faire de la misère des autres, ta misère. De partager leurs problèmes. Parfois, ça les soulageait, et d'autres fois tu agaçais les autres. Visiblement, ça ne semblait pas lui plaire que tu te mêles de ce qui ne te regardait pas. Tu regardais au loin, te demandant ce que tu devais faire, ou ce que tu devais dire. Ce n'était pas facile de faire les choses. En Turquie, tu n'aurais jamais pris une telle directive, sans qu'on soit venu te voir. « Je suis désolée, je ne voulais pas être trop intrusive. » Tu avais du mal encore, avec les règles de vie de cet endroit. Tu t'étais dit que c'était une bonne chose et tu t'étais trompée. Tu baissais doucement la tête, pour regarder tes pieds. Te renfermant sur toi, pour être dans ton coin, et ne plus l'importuner.

Tu avais baissé les yeux, sans trop savoir quoi faire. Il semblait que c'était une question plus pour elle que pour toi, mais tu avais ton idée sur la question. « Je ne sais pas, je pensais qu'à partir d'une hauteur de 5m, on pouvait risquer la mort.. » Tu n'avais pas conscience des choses. Pour toi, à partir de 3m, une chute pouvait être dangereuse, si tu sautes mal, avec la pression de la chute, il y avait la possibilité de se déplacer le bassin, de bousiller la colonne vertébrale. Tu ignorais la réelle distance de la falaise, parce que tu n'avais pas osé t'approcher du bord. Ça te faisait peur, tu avais eu peur d'avoir un vertige en voulant regarder vers le bas et de faire un malaise et une chute. Tu hochais doucement la tête. Tu avais écouté sa question, et tu ne savais pas quoi dire, effectivement, sa vie n'était pas rose, mais pour toi, ce n'était pas si terrible. Sauf peut-être de perdre la seule maison qui lui restait, et qui semblait être son héritage. « Non, vous êtes humaine. On peut être triste sans pour autant vouloir en finir. » Tu la regardais faire un pas en avant, se rapprochant un peu plus du bord. Tu sentais ton coeur se serrer, tu n'aimais pas ça. Mais tu n'allais pas non plus te jeter sur elle pour la plaquer au sol et l'empêcher de bouger. Tu t'étais excusée d'avoir dépasser les limites juste avant, tu n'allais pas recommencer.

Ces premiers te surprirent. Tu ne t'attendais pas à ce qu'elle s'excuse, effectivement. Tu te demandais même de quoi elle pouvait le faire parce qu'elle n'avait rien fait qui méritait tant d'efforts. « Ne vous excusez pas, ce n'est rien. » De toute façon, tu avais beau te creuser la tête, tu ne voyais ce qu'elle pouvait vouloir se faire pardonner. Elle avait été un peu sèche avec toi, mais ça c'était normal, tu t'étais mêlée de ce qui ne te regardait pas, tu n'allais pas être accueillie les bras ouverts. Il ne fallait pas déconner non plus, mais sa remarque te touchait et allait droit au coeur. « Qui se mêle de ce qui la regarde pas. » Tu avais un peu baissé les yeux, ne sachant pas trop où te mettre. Et hausser les épaules. Tu n'étais pas la plus humaine des humaines, tu voulais juste être utile. Mais tu avais peut-être poussé les choses un peu loin. Et pourtant tu continuais d'aller dans ce sens là puisque tu ne retenais pas ta langue liée. « Pourquoi risquez-vous de perdre votre maison, si c'est pas trop indiscret ? » Tu sentais bien que c'était un sujet délicat, tu l'avais entendu renifler lorsqu'elle l'avait mentionné. Et si jamais elle avait besoin de vider son sac, tu voulais bien en être.

Elle venait de dire que tout le monde se mêlait de ce qui ne le regardait pas. C'était vrai au fond, ton père se mêlait de ta vie, de celle d'Anna. Ton frère aussi, et ton mari. Enfin, ton fiancé, ils essayaient tous d'avoir un contrôle sur toi. Tu en avais marre qu'on te contrôle, qu'on te dise ce que tu peux ou non faire. Alors tu t'étais tu, tu avais avait écouté, en laissait faire les choses, docile. Parce que tu étais docile. L'éducation que tu avais connu t'avais rendu obéissante. Tu haussais les épaules avant de lui répondre, dans un murmure quasiment.  « Peut-être oui. » Tu l'avais écouté parler de ses problèmes, jusqu'à ce qu'elle ajoute de ne pas t'inquiéter pour elle. Comment pourrais-tu passer à côté ? Tu serais une personne différente de celle qui se souciait de sa vie juste avant. Tu ne voulais pas être du genre qui s'en fout. Tu repris plus joyeusement. « Et vous ne pouvez pas faire une colocation ? Je suis encore novice dans le sujet, mais si vous trouvez deux ou trois personnes pour partager votre loyer, ça pourrait vous aider non ? » C'était une idée comme ça, et si tu ne t'étais pas toi-même engagée dans un contrat, tu te serais proposée pour t'installer avec elle. Elle t'était sympathique. Elle avait les cheveux plutôt clairs, et tu n'en avais pas l'habitude. En Turquie, les femmes ne pouvaient pas être blondes, pas de manière naturelle en tout cas. D'autant plus qu'ils te semblaient encore plus clairs que ça, mais avec la nuit qui était tombée, tu ne pouvais pas vraiment savoir. Peut-être était-ce un effet de la nuit.