her face is a map of the world ; ella

Ma bière n’était plus vraiment fraiche, assis au bar, j’avais les yeux rivés sur l’écran de mon téléphone, relisant inlassablement le contrat d’un de mes auteurs pour son prochain roman depuis plus d’une heure. C’était la partie la moins fun de mon boulot, mais surement la plus importante et celle qui justifiait mon salaire. Il s’agissait de traquer les clauses bâtardes ou les alinéas un peu trop flous, de faire attention aux petites mentions en bas de page, écrit en tout petit. Je devais m’assurer que tout était en règles, et surtout que mon auteur était gagnant. Toutefois, il ne fallait pas non plus être trop gourmand, savoir contenter les deux parties : auteur et éditeur, c’était la balance je devais respecter. J’étais plutôt bon dans mon domaine, assez réputé à New-York d’ailleurs, ce pourquoi je pouvais me permettre de faire mon boulot à si longue distance. Les éditeurs new-yorkais, autant mes auteurs, me faisait entièrement confiance et préférait travailler avec moi, bien que résident désormais à plusieurs milliers de kilomètres plutôt que d’avoir affaire un agent inconnu, habitant Manhattan. Il y avait de l’activité, autour de moi, au bar, mais je n’y prêtais pas une réelle attention. Toutefois, le bruit ambiant me plaisait, cela m’éviter d’avoir à travailler seule dans ma chambre d’hôtel. J’étais là depuis trois semaines, mais n’avait pas encore trouver de logement, ça n’était pas vraiment ma priorité. Je ne faisais pas attention aux voix, aux rires, aux amis qui se retrouvaient, pourtant, tout à coup, une voix capta mon attention. Je n’aurais su dire pourquoi j’eus le reflexe de lever le nez, cette voix pourtant, je ne l’avais pas entendu depuis des lustres. Et pourtant…elle m’avait tiré de ma concentration. Cette voix, douce et clair, émanait d’une jolie brune que je connaissais évidemment. Ella. Si je m’étais attendu à la trouver là. Elle venait visiblement de prendre son service derrière le bar. Stupéfait, je me mis, sans le vouloir à la toiser de haut en bas.

Tu rangeras ta chambre. Tu passeras le balai dans la maison. Et n'oublie pas de faire la vaisselle. Noah l'avait écouté déblatérer la liste des tâches à faire, le sourcil arqué, et sans le moindre mot. Il savait qu'il n'avait rien à dire. Ella lui faisait payer ses trois jours d'expulsion du lycée. Il n'allait pas se la couler douce, tout de même ! Après avoir vu son fils approuver les ordres de sa mère d'un signe de la tête, Ella était sortie de la maison et avait pris la direction du Hendrix, où elle devait assurer le service de fin d'après-midi et de soirée. Une fois sur place, l'endroit était déjà bien rempli. Ce bar faisait partie des plus tendances de la ville, il était donc rare de le voir vide. Et cela convenait à Ella, qui détestait se tourner les pouces, surtout sur son lieu de travail. Après avoir déposé ses affaires dans la salle réservée aux employés, vérifié son téléphone pour voir si elle n'avait pas de message, elle fit un arrêt rapide dans les toilettes pour remettre un peu de rouge à lèvres. Ce boulot la poussait visiblement à retrouver sa féminité, mais c'était surtout pour bien paraître devant les clients. Dans le bar, elle se glissa derrière le comptoir et salua Peter, son collègue barman, à qui elle demanda comment il allait et comment s'était passée le début de service. En l'écoutant, le regard d'Ella balaya la salle et s'arrêta brutalement sur un homme. Un homme qui la regardait aussi. Fronçant légèrement les sourcils, la surprise se fit lire sur le visage de la brune. Non, ce n'était pas possible. Cela ne pouvait pas être lui. Henri. Celui qu'elle avait rencontré à des milliers de kilomètres, à l'époque où elle vivait à New York. Ancienne aventure, de surcroît. Elle reposa brièvement son regard sur Peter, hochant la tête face à ses paroles, avant que l'un et l'autre retournèrent à leur poste. Ella prit un verre et s'arrêta devant la machine à bière, afin de le remplir. Puis, elle longea le long du comptoir jusqu'à s'arrêter en face d'Henri. Elle poussa le verre jusqu'à lui, en lâchant : « Cadeau de la maison. » Elle avait bien vu que la bière qu'il avait pris juste avant n'était plus très fraîche. Posant son regard noisette sur le jeune homme, elle se surprit à l'observer, à s'arrêter sur ses traits fins, sur son regard bleu, qui l'avait tant envoûté. « Si on m'avait dit que je te verrais ici, dans ce petit patelin australien, je ne l'aurais sûrement pas cru... » enchaîna-t-elle, en haussant les épaules. Qu'est-ce qu'il faisait là ? La place d'Henri était à New York. Il était si à l'aise dans cette mégalopole qu'elle ne l'aurait jamais imaginé se perdre dans une ville comme Bowen.

Parfois on est jeune et con. Ca n’est pas toujours le cas, ni forcément H24 et sept jours sur sept, mais il y a des moments dans la vie où on est vraiment con. À un instant T, parfois plus que ça. Avec Ella, quelques années en arrière, j’avais été con. J’en avais un peu honte d’ailleurs. Non que cette histoire m’avait hantée, pour être honnête je n’y avais pas pensé pendant longtemps et elle me revenait soudain en mémoire à la vue du visage de cette femme. Mon ex ? Peut-être. Oui, au fond, on pouvait la considérer comme telle, même si notre histoire avait à peine débutée, des années plus tôt, à New-York. Ca n’avait pas marché, en dehors du lit. Par ma faute, en partie. J’avais cru bon, à l’époque de lui notifier qu’il n’y avait pas de place dans ma vie pour un enfant, son enfant. Elle ne m’avait pourtant jamais demandé de m’en occuper, et encore moins d’incarner le rôle d’un père potentiel. J’avais été con, comme je l’ai dis. Je le reconnaissais bien volontiers. La surprise m’immobilisa un moment, et même le son de sa voix ne me fit pas tout de suite sortir de ma torpeur. Je m’y un petit temps avant de reprendre mes esprits. Hébété, je clignais plusieurs fois des paupière et souris niaisement.
— E…Ella, fus-je capable de dire après un moment, je…c’est complètement dingue. Tu…tu…
Elle ? Mais encore ? Réessaie pour voir. En anglais correct, cette fois. Je posai mon poing contre ma bouche, retenant un éclat de rire.
— Pardon, pouffai-je, je suis ridicule, mais je suis tellement surpris de te voir là, après tout ce temps, si loin de New-York…C’est vrai que tu es australienne. Je n’ai pas fait le rapprochement. Qu’est-ce que…enfin, non ce n’est pas vraiment à moi de te demander ce que tu fais là mais…
Je me raclai la gorge.
— Qu’est-ce que tu deviens ?

Hormis le père de son fils, Ella n'était pas du genre à garder de grands souvenirs de ses aventures. Justement, parce que cela restait des aventures, sans avenir. Ce qui lui avait toujours convenu, elle qui avait fermé son cœur à double tour. Mais voir cet homme en face d'elle, alors qu'elle ne s'y attendait absolument pas, lui rappelait un souvenir désagréable et éveillait un peu de rancoeur. Elle s'en voulait d'ailleurs de ressentir cette émotion qu'elle ne maîtrisait pas. Henri et elle avaient vécu une petite histoire, de nombreuses années auparavant. Sur le plan physique, ils avaient été sur la même longueur d'ondes et cela aurait dû leur suffire, puisque la brune n'attendait rien de plus de lui. Mais il avait été l'un des premiers à lui balancer au visage sa condition de mère, avant même sa condition de femme. Il avait mis son enfant au sein d'une histoire qui ne le concernait pas. Elle n'avait jamais évoqué Noah avec Henri, elle n'avait jamais dit qu'elle espérait qu'elle s'occupe de lui, tel un pseudo-père. Alors, oui, cela lui était resté au travers de la gorge. Malgré tout, elle était là en face de lui. Elle avait osé l'approcher, occasionnant une certaine marque de surprise chez Henri. Alors qu'il se mettait à rire, elle le toisa du regard. Il se foutait d'elle, non ? Quand il retrouva ses mots et qu'il calma ce rire qui le secouait, il s'excusa du ridicule de la situation. Et Ella ne le contredit pas, se permettant même d'ajouter, avec sarcasme : « En effet... » En effet, il était bien ridicule. Alors qu'il lui avoua ne pas avoir fait le rapprochement avec sa nationalité australienne, elle répliqua, toujours avec autant de sarcasme : « En même temps, l'Australie, c'est grand, très grand. Qui aurait pu croire que tu t'arrêterais pile là où j'habitais. » Si tant est qu'il se souvenait d'elle ! Et pourtant, c'était arrivé. C'était un sacré coup du hasard. En entendant sa question, elle haussa les épaules : « Comme tu vois, je suis revenue vivre en Australie. J'ai préféré rentrer chez moi, puisque New York ne me convenait plus. » Elle avait préféré un mode de vie plus tranquille pour Noah. « Mais c'était plutôt à toi que je devrais te demander ce que tu deviens. Tu ne travailles plus à New York ? »

J’avais mérité son mépris, j’avais mérité cette animosité qu’elle me témoignait. En vérité, je la trouvais même plutôt magnanime. J’avais été un parfait salaud avec elle, je le reconnaissais. Et pourtant, elle se tenait devant moi, en totale maitrise de ses émotions. Peut-être avais-je la prétention de penser que mon comportement l’avait touché, peut-être que je me trompais. L’eau était passée sous les ponts. Peut-être n’en avait-elle plus rien à faire. Et c’était bien ! J’avais changé moi aussi, ou du moins, je regrettais de m'être conduit de la sorte avec elle. Je n’allais pas jusqu’à dire que les choses entre nous se seraient passées autrement si j’avais mieux agit, peut-être que notre relation n’était pas faite pour dépasser la couette, et c’était bien aussi. Malgré tout, j’avais été un con.
— Oui, l’Australie, c’est…grand, dis-je un peu gêné.
En réalité, je ne savais pas bien quoi dire d’autres, je n’avais pas de mots. Ce qui était plutôt rare dans mon cas. En général, je savais rebondir, en toutes circonstances, trouver des parades. C’était l’une des ficelles de mon métier. Là, néanmoins, je restai muet, totalement hébété.
— Euh…oui, si, je…enfin, non, je ne suis plus à New-York. Plus pour le moment en fait je…suis un peu…disons que je me donne du temps.
Et ben…ça n’avait pas été facile de la sortir celle là. Reprend-toi Henri ! On dirait un gosse de quinze ans qui bafouille devant une fille
— Je suis venu retrouver mon petit frère et…j’ai envie de me poser un peu. Loin de l’effervescence de New-York.
Mieux. Pas dingue, mais mieux. On avançait.

Avant, Ella aurait sûrement montré toute la rancoeur qu'elle aurait pu éprouver à l'égard de cet homme. Car même si cela s'était passé, il y a plus de dix ans, le revoir en face d'elle lui rappelait des souvenirs peu appréciables. A l'époque, elle était restée bête, il l'avait tellement prise au dépourvu qu'elle avait été incapable de se justifier. Elle avait détesté cette sensation, si bien qu'elle avait rapidement mis les point sur les i avec les hommes qui avaient suivi ou qui avait tenté de lui faire comprendre qu'ils ne voulaient être aucunement rattachés à un enfant. Elle avait appris à sortir les crocs, faute d'avoir pu le faire avec Henri. Mais aujourd'hui, au lieu d'exploser, elle usait plutôt de l'ironie et du sarcasme pour montrer son dépit. Plus de dix ans avaient coulé, ce serait stupide de le remballer pour une histoire ancienne et qui n'était pas censée durer, de surcroît. Mais si elle en avait l'occasion, elle lui ferait part de ce qu'elle avait sur le coeur, un jour ou l'autre. Entre adultes matures. Histoire de repartir sur des bases saines, si jamais elle venait à le recroiser. D'où la question suivante : que venait-il faire ici ? Etait-il parti de New York ? Henri lui lâcha un début de réponse, pleine d'hésitation et de bafouillements. Plissant des yeux, Ella ne put cependant s'empêcher de sourire, un poil amusée par la situation. Vieillir lui avait-il fait perdre de sa superbe ? Le jeune homme avait toujours été plein d'assurance. C'était donc étonnant de le voir si... désarçonné. Mais il se reprit et apporta quelques détails en plus. "Tu es venu rejoindre Florian, c'est ça ?" Ella ne connaissait pas le plus jeune des Dickerson, mais elle avait entendu Henri en parler tant de fois. Avec tant de fierté. Tant de complicité. C'était donc un prénom qui lui était resté en tête. Elle regarda brièvement ce qu'il se passait dans la salle avant de reposer son regard sur le jeune homme, quand il évoqua son désir de se poser un peu. "En effet, tu seras vraiment loin de l'effervescence de New York. Mais ne te fie pas à l'apparence tranquille de la ville, ça bouge beaucoup dans le coin." répondit-elle avec un sourire sur le bout des lèvres. On ne pouvait pas comparer New York et Bowen, évidemment. Mais ce n'était pas une ville où l'on s'ennuyait. Allié à un cadre de vie agréable, le lieu était, effectivement, parfait pour se poser. "ça fait longtemps que tu es arrivé à Bowen ?" S'il venait au Hendrix, c'était qu'il avait déjà repéré quelques bons coins.

Je détestais me sentir si mal à l’aise, même si je l’avais parfaitement cherché. Je bus alors une gorgée de la bière que venait de m’offrir Ella – un calumet de la paix, peut-être ? Je pouvais toujours l'ésperer – pour eviter que celle-ci, comme l’autre, ne deviennent imbuvable, et me rincer le gosier par la même occasion. Peut-être parviendrais-je mieux à aligner deux mots ainsi. C’était lamentable. Je ne perdais que rarement mon sang-froid. C’était une situation qui m’était assez étrangère et m’en trouvais plutôt décontenancé. Je le fus encore davantage en entendant le prénom de mon frère dans la bouche d’Ella.
— Tu connais Florian ? fut la chose la plus spontanée qui sortie de ma bouche depuis le début de la soirée.
Si c’était le cas, cela n’allait clairement pas redorer mon blason étant donné que je m’étais comporté comme un idiot fini avec lui aussi. Je n’avais pas été à la hauteur, je m’en rendais bien compte. Lui qui avait toujours fait ma fierté, malgré ses conneries. Je l’avais abandonné, me laisser berné par des mensonges, le jour où il avait été accusé d’un meurtre qu’il n’avait pas commis. J’avais réalisé trop tard qu’il était innocent, au fond, je l’avais toujours su mais cela avait été plus facile de croire l’inverse. Je m’en voulais beaucoup pour cela, mais mes remords ne changeraient pas le passé. Décidemment, on pouvait dire que j’avais gagné haut la main ma carte de membre du club des enfoirés de première.
— J’ai pu voir que Bowen était assez animée, dis-je pour changer de sujet, je ne suis là que depuis quelques semaines, seulement, et je trouve le garde de vie assez enviable, en fait.

Ella aurait pu se réjouir de ce malaise qui grandissait chez Henri. Elle aurait pu en jouer, même, pour le taquiner un peu. Mais elle n'était pas comme cela, loin de là. La jeune femme n'était pas non plus très à l'aise dans cette situation, même si son visage ne trahissait aucune émotion. Mais au fond d'elle, elle voulait juste tourner les talons, vaquer à ses occupations et oublier qu'il était là, dans un coin. Toutefois, elle parvint à remettre la conversation à flots, en évoquant Florian, le frère de Henri. Le jeune homme semblait surpris qu'elle connaisse son existence. Elle secoua la tête et répondit :  « Non, je ne le connais pas personnellement. Je me souviens que tu m'en avais parlé quand... » Elle ne termina pas sa phrase. Quand ils couchaient ensemble ? Quand ils avaient vécu leur petite amourette ? Elle n'était même pas capable de qualifier ce qu'ils avaient été, en réalité. Mais elle ne put s'empêcher d'ajouter cette phrase, qui s'échappa de ses lèvres : « On ne faisait pas que coucher ensemble. On parlait aussi. » Ce n'était pas une attaque, juste un constat. Comme pour lui rappeler qu'elle n'était pas qu'une simple partie de jambes en l'air. Ils avaient quand même échangé, suffisamment pour dresser leurs portraits familiaux respectifs. Ella n'était toutefois pas au courant de ce qu'il s'était ensuite passé pour Henri et Florian. Elle savait juste qu'à l'époque, Henri parlait avec fierté de son petit frère. « Il a dû être content de te voir. » ajouta-t-elle, toutefois, avec un léger sourire aux lèvres. Henri en profita cependant pour changer de sujet de conversation, en répondant à sa question sur Bowen. Ella hocha la tête quand il évoqua le cadre de vie. « C'est bien ça qui m'a fait quitter New York. Même s'il n'y a pas les mêmes opportunités qu'aux Etats-Unis, je voulais que mon fils grandisse dans un lieu comme Bowen. » C'était plus sain. Plus tranquille. Plus apaisant. « En quelques semaines, tu as dû faire le tour de la ville et connaître tous les bons coins, alors... »

L’ambiance était moins glaciale qu’au début, pourtant, je n’irais pas jusqu’à dire qu’elle était forcément chaleureuse. Je n’avais pas espoir qu’elle le devienne d’ailleurs, la situation était déjà bien assez étrange comme cela. Malgré tout, j’étais rassurée d’apprendre qu’Ella ne connaissait pas mon petit frère. Cela lui noircissait un peu moins le tableau, bien que celui-ci ne soit déjà pas très clair. Visiblement, Ella avait gardé quelques souvenirs de moi et je devais avouer que c’était mon cas aussi la concernant. J’avais beau avoir agi comme un vrai con, elle n’était pas le genre de femme qu’on oublie. D’ailleurs, des années après, je lui trouvais toujours autant de charme. Et comme elle l’avait mentionné, nous ne faisions pas que coucher ensemble, à l’époque. Nous avions partagé un moment de notre existence, si court soit-il. Quand elle se mit à parler de New-York, un sourire se peignit sur mes lèvres. Etait-je nostalgique ? Sans doute un peu. Malgré tout, je comprenais parfaitement ce qu’Ella pouvait trouvé à une ville comme Bowen. Il y faisait bon vivre, et évidemment, pour elle qui en était originaire, la ville côtière avait la saveur douce du foyer. Chose que je ne connaissais plus vraiment. Je ne considérais pas réellement la Grosse Pomme comme mon foyer et la maison de mes parents au Canada appartenait davantage au passé.
— Oui, je crois que j’ai fait le tour des bars de la ville, avouai-je sans honte.
En vérité, je n’aimais pas vraiment rester seul dans ma chambre d’hôtel. Sortir était une évidence. Toutefois, je n’avais plus vingt ans, et ne trainais plus dans les zincs dans le but de finir à quatre pattes la tête dans une cuvette à vomir tout mon soul. Pour ce qui était de la drague, en revanche, c’était tout à fait autre chose.
— Ceci dit, fis-je avec un sourire charmeur, je crois que j’ai déniché mon préféré.

Un bref instant, Henri semblait être déstabilisé à l'idée qu'elle connaisse Florian. Un détail qui attisait sa curiosité maladive, mais pour une fois, Ella prit sur elle et ne posa aucune question. Déjà qu'elle ne dressait pas un beau portrait du jeune homme, ce serait dommage pour lui d'aggraver son cas. Elle préférait garder l'image de ce petit con qui l'avait bien remballé. Ce petit con qui, des années plus tard, avait laissé quelques souvenirs bien enfouis en elle. Contrairement à ce qu'il pensait, ils n'avaient pas fait que coucher ensemble. Ils avaient échangé sur leurs vies respectives, ils avaient parlé, discuté, plaisanté. Ella n'avait jamais voulu qu'il soit l'une des grandes histoires de sa vie, mais elle ne l'avait pas, non plus, catalogué comme une simple partie de jambes en l'air. Même si leur histoire avait été courte, même si cela s'était mal terminée, elle en gardait quand même de bons souvenirs – même si elle ne comptait pas l'avouer. Alors, quand elle lui rappela justement qu'ils n'étaient pas qu'un simple plan cul et qu'il ne la contredit pas, la brune se trouva libérée d'un poids. Elle n'était pas rancunière d'ordinaire, Ella, et elle n'aimait pas éprouver un tel ressentiment. Mais en s'attaquant à ce qu'elle avait de plus cher au monde, à savoir son fils, elle devenait la lionne qui sortait les crocs et devenait une toute autre femme. En s'attaquant à sa condition de mère, Henri avait éveillé la part la plus animale, la plus instinctive de la jeune australienne. Et cela laissait quelques traces, même si elle était prête à mettre de l'eau dans son vin. Alors, plus calme, elle lui demanda ce qu'il avait fait à Bowen, ce qu'il avait déjà vu, en tant que nouvel arrivant. Elle se mit à rire quand il avoua avoir fait le tour de tous les bars. Elle ne le jugerait pas sur cela, c'était certain. « Je crois que c'est l'attitude typique quand tu arrives dans une nouvelle ville. Il n'y a pas meilleur endroit pour voir du monde. » La boisson rapprochait les gens. Ella le voyait au quotidien. Elle voyait des couples d'un soir se former, parfois d'une vie. Elle voyait des amis se retrouver. Elle voyait des inconnus échanger sur des sujets d'actualité alors que tout les opposait, d'ordinaire. Les bars étaient, tout simplement, des lieux de vie. Elle posa un bref regard sur la salle avant de reporter son attention sur le jeune homme. Le sourire qu'il afficha subitement lui fit arquer un sourcil. C'était un sourire qu'elle connaissait bien, pour l'avoir déjà vu sur ses lèvres. Le genre de sourire charmeur qui la faisait rougir autrefois. Mais des années plus tard, cela avait le mérite de la faire sourire. « J'en ferai part au patron alors. » répliqua-t-elle, absolument pas sérieuse. Puis elle se pencha vers lui, sourire malicieux sur les lèvres, et ajouta : « Il faut juste faire attention. Les serveuses sont redoutables, ici. » Elle s'amusait de la situation, évidemment. Elle plongea son regard dans le sien avant de se redresser. « Bon, je vais quand même retourner travailler. » Et alors que l'histoire pouvait s'arrêter là, elle demanda : « Si tu es libre d'ici trois heures, on peut se retrouver pour boire un verre, si ça te dit ? » Qu'est-ce qui pouvait bien lui passer par la tête ? Ella, elle-même ne le savait pas, à vrai dire...

En réalité, j’avais une autre raison d’écumer les bars que celle de faire des rencontres, même s’il était vrai que c’était l’un des avantages de fréquenter régulièrement les zincs. La vie sociale semblait se tisser sans qu’on ait de réel effort à faire. Non que j’ai quelque chose contre les efforts, bien au contraire. Cela dit, noué des liens n’était pas mon but premier. Depuis que j’étais arrivé à Bowen, je dormais à l’hôtel, et je détestais m’enfermer dans ma chambre que je trouvais trop petit et qui me rendait légèrement claustrophobe. Sortir m’aidait à évacuer, à ne pas tourner en rond comme un hamster dans sa cage. C’était vital. Par ailleurs, le wifi était également meilleur dans ce genre d’endroit qu’à l’hôtel et c’était essentiel pour mon boulot, en particulier depuis que j’avais choisi de l’exercer à distance.
— Je crois que je vais pouvoir rédiger un guide complet des bars de la ville, si je continue sur cette voie, plaisantai-je avec légèreté.
Mon sourire se fit enjôleur, à mesure que l’ambiance se détendait. C’était comme si les vieilles habitudes refaisaient surface, soudain. Je ne pouvais pas m’empêcher de jouer l’atout charme, en particulier avec Ella qui ne m’avait jamais laissé indifférent, il fallait l’avouer. Comment résister à une femme comme elle ? Elle était belle, bien sûr, mais c’était bien plus que cela. Elle avait de l’allure, une charisme renversant et j’étais certain  qu’elle était capable de me faire oublier mon prénom rien qu’en me souriant. Par ailleurs, j’aimais plaire, c’était un fait, mais je n’étais pas un dragueur invétéré pour autant. J’appréciai les jeux de séduction, même si parfois ça n’allait pas plus loin. Ce soir, pourtant, j’avais envie que ça aille plus loin même si j’avais peu d’espoir que les choses se concrétisent à nouveau avec elle. J’avais tellement merdé avec elle que c’était peu probable qu’elle veuille de moi à nouveau, même pour une nuit. À moins que…À ma grande surprise, mon ex entra tout d’un coup dans mon jeu. Je pris un moment pour réaliser que je n’étais pas en train de rêver. Ella Grimes était bel et bien en train de flirter avec moi. Mieux que ça, elle me proposait un verre. Et pas n’importe quel verre, en fait, le verre d’après midi, le fameux derrière verre. Nous savions tous ce que cela signifiait.  
— J’ai un peu de travail à terminer, moi aussi, dis-je en désignant mon téléphone posé sur le comptoir, j’attends que tu aies fini.
Lorsqu’elle retourna à ses occupations, je ne pus m’empêcher de la détailler du regard, pinçant les lèvres. Cette femme était sublime, j’avais été un sacré con de la laisser filer.

Hihi, ravie qu'il soit à ton goût

« Je connais quelques personnes qui pourraient t'aider à rédiger ce guide. » répondit-elle en riant, rentrant dans son jeu. Elle pouvait même se compter dedans.Parce que, même si elle était une mère totalement dévouée à son fils, il lui arrivait parfois de sortir dans les endroits de la ville pour s'aérer l'esprit. Et puis, elle avait toujours connu cette ville. Malgré un léger détour à New York, la ville où l'on ne dormait jamais, c'était pourtant à Bowen qu'elle était revenue, retrouvant cette sensation de liberté qu'elle n'avait plus dans la Big Apple. Alors certes, même si cette idée de guide était une vague plaisanterie, elle avait au moins eu le mérite d'alléger l'atmosphère entre eux. Ella n'était pas du genre rancunière, elle avait pu faire comprendre à Henri ce qu'elle avait sur le cœur, lui rappeler qu'il n'avait pas été qu'un plan cul même si elle n'avait pas imaginé une grande histoire avec lui. Elle avait pu lui faire comprendre qu'il lui avait fait du mal et c'était désormais avec plus de légèreté qu'elle envisageait de renouer avec lui. En dépit de leur dernière rencontre qui s'était mal passée, le revoir aujourd'hui, alors qu'ils étaient maintenant deux adultes ne laissait pas Ella de marbre. Elle se rappelait à quel point elle avait aimé ce regard sombre, si mystérieux. Elle s'était rappelée à quel point ses légers sourires en coin la rendaient folle. Cela la ramenait à ces années où elle était la jeune femme fougueuse, charmeuse, qui s'assumait. Ce qui était bien loin de cette femme aujourd'hui, qui fuyait dès qu'elle éveillait une lueur d'intérêt dans les yeux d'un homme. Mais cette lueur d'intérêt, dans le regard d'Henri, ce sourire enjôleur trouvèrent leur écho chez Ella. Il avait toujours su la faire se sentir femme. Alors, sans même réfléchir, elle lui proposa d'aller boire un verre, avec un regard pétillant. Une proposition qu'il ne refusa pas, même s'il semblait surpris. Il lui affirma avoir encore un peu de travail à faire, ce qui lui permettrait d'attendre qu'elle termine son service. « Très bien. » lâcha-t-elle, ravie. « A tout à l'heure, alors. » Elle lui adressa un large sourire avant de vaquer à ses occupations. De temps en temps, elle lâchait un regard dans sa direction, pour vérifier qu'il était toujours là. Et pour le plaisir des yeux, aimant voir ce regard si concentré qu'il portait sur son téléphone. Les heures passèrent alors à une vitesse folle, le bar ne se vidant à aucun moment. Quand vint la fin de son service, Ella passa par les vestiaires pour récupérer ses affaires et se refaire une rapide beauté. Un coup de brosse dans ses cheveux bruns, un peu de maquillage, de parfum. Henri éveillait la féminité qui s'était endormie chez Ella. Puis elle refit surface à ses côtés, posant une main sur le poignet du jeune homme qui traitait sûrement quelques mails sur son téléphone. « Allez, on oublie le travail. » souffla-t-elle quand il posa son regard sur elle. « Il y a un endroit particulier où tu veux aller, Monsieur le guide ? » demanda-t-elle en référence à leur plaisanterie qui avait eu lieu quelques heures auparavant

Je souris au commentaire de mon ex. En effet, quand on fréquentait les bars, surtout dans une ville si petite que Bowen, il n’était pas rare de croiser les mêmes têtes. Quand j’y pensais, cela n’avait rien de glorieux, même si mes années de débauches étaient loin derrière moi, on pouvait vite s’imaginer des choses en me voyant si régulièrement accoudé à un zinc. Qu’on me croit ou non, mais je venais principalement pour l’ambiance. Le silence m’angoissait et le brouhaha ambiant des bars, cette espèce de bouillonnement plein de vie, de rire, d’exclamation, m’aidait à me concentrer. Ou du moins, à ne pas devenir totalement fou.
— À tout à l’heure, oui.
Je laissai la jolie brune retourner à son travail tandis que je me focalisai, à mon tour, sur le mien. Ma bière se réchauffa à nouveau, alors que je me perdis dans la lecture d’un contrat pour l’un de mes auteurs. Je ne levai le nez que lorsqu’Ella se rappela à moi, posa sa main sur mon poignet. Je lui souris. Elle s’était maquillée, ne pus-je m’empêcher de remarquer. Elle était jolie au naturel, mais j’appréciai cette attention. Elle me proposa d’oublier le travail, mais en réalité, je l’avais oublié à la minute où mes yeux s’étaient posés sur elle. Je hochai la tête et la suivis à l’extérieur. Je ris au moment où elle fit référence à ma fréquentation accrue des bars de la ville.
— À l’heure qui est, les bars ferment, mais je dois avoir de quoi faire des gin tonic dans le mini-bar de mon hôtel.
L’invitation était à peine dissimulée, et le sourire qui l’accompagna, très évocateur. J’avais une chance sur deux qu’elle me renvoie bouler. Je prenais le risque.

Ce qu'elle disait n'était pas très réjouissant ou valorisant, mais c'était la pure vérité. Il n'y avait que dans les bars que l'on trouvait une certaine forme de vie qui effaçaient toutes les classes sociales, les différences ethniques ou culturelles. Et pour Henri, c'était sûrement un endroit, non pas de débauche, mais un endroit où il trouvait suffisamment d'agitation pour mener à bien ses missions. C'était l'impression qu'elle avait en le laissant travailler, si concentré, malgré le brouhaha continu. Ce ne fut qu'à la fin de service qu'elle reposa réellement son regard sur lui, revenant à ses côtés après une retouche maquillage, qui lui permettait de renouer avec sa féminité. Ce soir, elle était la femme. Pas la mère. Elle ne s'était jamais vue mère dans le regard d'Henri et ce soir elle retrouva cette lueur qui lui plaisait à l'époque. Et qu'elle recherchait ce soir... Après qu'il ait remballé ses affaires et une fois sortis à l'extérieur, Ella lui demanda où il voulait aller. Vu l'heure qu'il était, les propositions étaient peu nombreuses. Mais celle qu'il lui fit lui arracha un sourire. Elle détourna un instant le regard, comme si elle hésitait face à cette invitation qui laissait entrevoir plus. Mais n'était-ce pas ce qu'elle voulait ? Renouer avec l'insouciance une brève soirée. Reposant son regard sur lui, elle murmura, malicieuse : « ça tombe bien, j'aime bien les gin tonic. » Elle jouait avec lui. Là, ce n'était pas le gin tonic qui l'intéressait mais plutôt l'issue de la soirée. Elle le suivit alors jusqu'à l'hôtel, leurs pas les menant jusqu'à la chambre du jeune homme. Une petite chambre digne des hôtels de Bowen, où l'on ne pouvait pas non plus rester éternellement. Ella avança dans la chambre, laissant Henri aller justement jusqu'au fameux mini-bar. En effet, il y avait de quoi faire des gin tonic. Sourire aux lèvres, Ella gardait son regard sur lui. Un regard intense qui analysait chacun de ses mouvements, chacune de ses mimiques. Elle s'installa sur le bord du lit et croisa ses longues jambes, alors qu'elle demanda : « Comment ça se fait que ce lit reste vide ? Il n'y a pas de Madame Dickerson dans le coin ? »  C'était étrange de voir un homme comme lui célibataire. Mais d'un autre côté, tant mieux pour elle...

Je me fichais pas mal des Gin Tonic moi aussi, et j’étais prêt à parier que c’était le cas d’Ella aussi. La lueur dans son regard ne pouvait pas me trahir, ou bien j’avais totalement désappris à lire en elle. J’y arrivais si bien autrefois qu’il n’avait pas de raison que cela change. Nous arrivâmes rapidement à mon hôtel, que j’avais choisi dans le centre et donc à proximité des bars, des restaurants et des commerces. Je laissai Ella prendre ses marques dans la chambre tandis que je dirigeai vers le mini-bar. Chose promise, chose due, je me mis à confectionner les cocktails. Un sourire naquit sur mes lèvres tandis qu’Ella nota sans la moindre barrière que j’étais encore étonnement célibataire.
— Il y a bien une Madame Dickerson, mais elle est au Canada, en ce moment même, et il se trouve que c’est ma mère. La seule femme de ma vie, pour l’instant, si c’est ce que tu veux savoir.
Je versai le tonic dans nos verres puis tandis une des deux boissons à Ella. J’en profiter pour me délecter du spectacle de cette superbe femme, assise sur mon lit, les jambes savamment croisées. Je me surpris un instant à m’imaginer les lui écarter. L’image diffusa une douce chaleur dans mes reins. Je pris place sur une chaise, en face d’elle, et sans la quitter des yeux, une lueur concupiscente dans le regard, levai mon verre.
— À ces retrouvailles inattendues ?