More like friends [Wooshka]

Il rit de bon cœur en voyant Annushka battre des paupières avec son petit sourire. Ils se moquaient, mais la vérité était que c’était mission accomplie par avance. Si elle arrivait à le convaincre, lui, l’homme au cœur transformé en pierre par le passage du temps, elle arriverait à faire tomber ce pauvre homme derrière le bar. « On l’aura, notre permission. » Affirma Woody avec conviction, afin qu’elle comprenne tout le pouvoir que son simple regard pouvait avoir sur un homme. Le physiothérapeute n’ajouta rien lorsqu’Annushka affirma être là pour équilibrer tout ça. Il n’avait pas l’impression d’avoir un quelconque équilibre, dans sa vie actuelle, mais il n’avait étrangement pas envie de la contredire cette fois. Il préférait qu’elle y croit, parce que peut-être y croirait-il à son tour aussi. Après tout, l’ancienne ballerine faisait déjà des miracles : il acceptait de suivre un cours de plongée avec elle, afin d’élargir ses horizons. « Faudra faire vite avant que je change d’idée. » C’était bien probable, d’ailleurs, que Woody recule à la dernière minute. Il se défilait souvent, bien trop souvent. Mais pour ce verre face au coucher du soleil, l’homme resterait. « Ouais, allons-y. » Il revint vers le bateau et, tant bien que mal, arriva à se hisser à nouveau derrière le bateau en s’agrippant à l’échelle de métal. Il n’avait pas la même aisance qu’avant. Il remonta l’ancre en faisant semblant de ne pas en arracher alors que c’était assez lourd, puis il ralluma le moteur et reprit la direction de la petite marina du centre nautique. Woody rendit les clés au propriétaire et avec la brunette, il emprunta le chemin jusqu’au bar de la plage, à plusieurs mètres à l’est.

Annushka eut un petit rire et secoua la tête alors que Woody affirmait que cette demande fonctionnerait, sous-entendu grâce au charme de la jeune femme. Elle n'était pas si sûre d'elle, mais c'était Woody le professionnel après tout !

Elle soupira, un brin amusé alors que Woody lui conseillait de faire vite pour qu'il ne change pas d'avis. Quel homme fatiguant, mais Annushka était têtue quand elle le voulait, et elle avait décidé de gagner ce combat.

-Je ne vous laisserais pas vous défiler, Monsieur Rutkowski.

Elle le regarda monter à l'échelle et lui emboîta le pas. Elle essora ses cheveux une fois remontée sur le pont de bateau pour ne pas rester humide trop longtemps. Déjà qu'ils n'avaient aucune serviette pour se sécher... Ils étaient vraiment parti sans réfléchir. Mais c'était ce qui faisait le charme de cette expédition. La jeune femme remit ses vêtements et eut un petit rire en regardant Woody.

-Bon, ça risque de faire un petit effet T-shirt mouillé.

Ils revinrent rapidement à bon port et la jeune femme sourit en sentant ses pieds toucher le sable chaud. Elle leva les yeux vers Woody et le suivit pour rendre les clefs avant de se diriger vers le bar. Une fois à l'entrée, elle arrêta Woody.

-Aller, c'est à moi de jouer maintenant. Qu'est-ce que tu veux que je te commande ?

Une femme timide, ça avait énormément de charme. Annushka ne semblait pas s’en rendre compte. Une femme belle mais qui le sait et qui le met trop de l’avant, c’était bon pour un coup d’un soir, mais Woody aurait tendance à se lasser de ce genre d’attitude. Annushka était magnifique et l’ignorait, ou alors ne jouait pas là-dessus, et c’était ce qui avait toujours troublé Woody. Il était à peu près passé par-dessus cette attirance, le trentenaire, forcé d’admettre que la brunette et lui n’étaient pas sur la même longueur d’ondes, mais quand même. Elle était le genre de femme avec qui on avait envie de rester. Ce n’était pas pour rien qu’il acceptait de suivre un cours de plongée avec elle ! Il n’aurait pas fait ça avec n’importe qui, avec Bessie ou Freja peut-être, mais la liste s’arrêtait là. Une autre preuve que l’ancienne ballerine avait pris, au fil des années, une place de choix dans la vie du physiothérapeute. « I’d like to see you try, Madame Kovalesvki. » Elle ferait quoi, elle irait le chercher chez lui et le tirerait jusqu’à la marina par le collet de sa chemise ? Pour le moment, les deux amis remontèrent à bord du bateau et se rhabillèrent. Le trajet jusqu’au quai ne serait pas bien long et après, ils fileraient directement jusqu’au bar de la plage. « Raison de plus pour le barman d’accepter ta requête. » Il rit. C’était un peu dégradant mais Woody n’avait jamais été très romantique ou respectueux. Après avoir rendu les clés, ils marchèrent, les pieds dans le sable chaud, jusqu’au bar. Annushka lui demanda ce qu’il désirait. « Bon ben puisqu’on n’est plus obligés de prendre la bouteille complète … J’vais prendre une Balter, leur XPA. Merci Ann’. » Il aimait autant le vin que la bière, Woody, mais pour une fin de soirée à la plage il trouvait que la bière australienne aux arômes floraux était tout indiquée. Il la regarda s’éloigner et attendit sans même mettre le pied sur la terrasse. Il avait peut-être trop peur de croiser quelqu’un qu’il connaissait et de se retrouver piégé. C’était comme ça qu’il se sentait la plupart du temps, dans ses relations sociales. Piégé.

Annushka eut un petit rire mais ne se démonta pas pour autant face à l'air de défi que lui lançait Woody. S'il le fallait, bien sûr qu'elle le ferait, aller le chercher elle-même. Evidemment, elle ne pourrait pas utiliser la force, car bien que Woody soit diminué par sa maladie, elle avait tout de même moins de force que lui. Mais elle saurait trouver une autre solution, elle n'était pas toujours très maline, mais elle connaissait bien Woody.

-Ne me provoque pas, va.

Elle secoua la tête, esquissant un sourire alors que Woody sous-entendait que sa tenue un peu mouillée plaiderait en sa faveur.

Les voilà aux portes du bar où Annushka s'apprêtait à jouer son petit numéro. Elle acquiesça d'un petit signe de tête quand il lui donna sa commande et entra dans le bar. Pour le moment, il n'y avait pas encore tellement de monde. Tant mieux. Elle se glissa jusqu'au comptoir pour demander de sa toute petite voix s'il était possible d'aller boire leur verre sur la plage, plutôt que sur la terrasse, en s'engageant à ramener avant de repartir. Le barman semblait un peu septique, surtout qu'il ne s'agissait pas forcément du maître des lieux, et il lançait des regards en arrière, se demandant visiblement s'il avait le droit d'accéder à une telle demande. Elle lui fit alors son plus beau sourire et battit légèrement des cils, et il finit par céder dans un petit soupire, demandant bien de ramener les verres intacts. La jeune femme acquiesça vigoureusement d'un signe de tête et transmit la commande de Woody ainsi que la sienne : une piña colada.

Une fois les deux verres en main, elle fit bien attention de ne rien renverser, heureusement la porte étant grande ouverte, et retourna jusqu'à Woody.

-Et tadam ! T'as vu ça ? Comme une cheffe !

Elle sourit, levant son regard vers le sien.

-Je te laisse me montrer ton meilleur spot.

Restant en retrait de la terrasse, tout juste à l’entrée de la plateforme de bois mais en restant, lui, les deux pieds dans le sable, Woody avait regardé Annushka se rendre jusqu’au comptoir. Il avait discrètement suivi son petit manège du regard, un sourire aux lèvres alors qu’il sentait que le barman hésitait à lui autoriser sa requête. Il vit Annushka se pencha un peu plus vers l’avant et, même si elle était de biais et qu’il ne voyait pas l’expression sur son visage, il se doutait qu’elle était en train d’offrir à cet homme les mêmes yeux suppliants qu’elle avait pratiqués auprès de lui un peu plus tôt. Un rire presque inaudible s’échappa d’entre les lèvres de Woody alors qu’il assistait à la scène comme spectateur tout à fait au courant du script. Deux minutes plus tard, le barman revenait avec une pinte de bière et une piña colada. « Good game ! » La félicita Woody en attrapant son verre de liquide doré et mousseux. La brunette le laissa alors lui montrer son meilleur spot pour boire ces verres loin de la foule. « Yeah, ok, suis-moi. » Il aurait normalement décidé de s’asseoir juste un peu plus loin, les fesses dans le sable, mais si Annushka voulait le meilleur spot, elle l’aurait. Étant natif de Bowen, Woody connaissait les recoins moins achalandés de la plage. Les gens n’osaient généralement pas s’aventurer là où il y avait davantage de grosses roches, et pourtant c’est là qu’on avait la paix, c’est là que le coucher de soleil était le plus calme et appréciable. « Viens, les roches sont glissantes, c’est traitre. » Dit-il en tendant sa main à la russe alors qu’ils quittaient le sable et se déplaçaient su de gros galets. D’un pas prudent, ils arrivèrent enfin à une grande roche plate où ils purent s’installer face à la mer. Les rires et les cris du bar de la plage n’étaient plus qu’un lointain écho.  

Annushka était plutôt fière d'elle. Fière d'avoir réussi sa mission. Peut-être un peu moins fière d'avoir lâchement manipulé le barman. Mais, elle n'allait pas lui faire un mauvais coup, elle lui rendrait les verres en bonne et due forme.

-Oui chef !

Elle suivit Woody, tenant fermement son verre alors qu'elle regardait avec attention là où elle mettait les pieds. Il aurait été bien trop dommage qu'elle se casse la figure, et le verre avec. Heureusement, ancienne ballerine, elle maîtrisait plutôt bien son corps.

Annushka tendit la main vers celle de son ami et la serra pour avoir un peu plus d'appuie sur les galets glissants. Enfin, elle savait qu'elle ne devait pas trop non plus s'appuyer sur Woody, mais elle ne voulait pas faire de glissade incontrôlée qui gâcherait leur petite soirée. Enfin, ils arrivèrent au point recherché par Woody et ils purent s'installer. La jeune femme regardait la mer avec un large sourire.

-Ah c'est super ! On est tout seul...

Elle regardait autour d'eux, sa piña colada entre les mains.

-C'est vraiment calme, ça ne m'étonne pas de toi.

Si l’équilibre de Woody en avait pris un coup dans les dernières années, l’un des principaux symptômes de sa condition physique, celui d’Annushka demeurait intact malgré son accident. Ses muscles se souvenaient. Elle passait agilement d’un galet glissant à un autre, jusqu’à ce que les deux amis parviennent à cette grande roche surélevée et plate, qui formait comme un banc naturel face à la mer et au soleil couchant. Il était étonnant que les influenceurs de ce monde n’aient pas encore découvert cet endroit qui n’aurait plus jamais été un secret bien gardé de Bowen dès sa première publication Instagram. « Ouais. C’est plus paisible pour admirer le spectacle, qu’en ayant en arrière-plan les aventures sexuelles et les histoires sans punch line de Monsieur et Madame tout-le-monde. » C’est pour ça que Woody préférait être seul. S’il était forcé d’entendre les autres parler pour parler, radotant les mêmes blagues ou les mêmes ragots, il allait se tirer une balle dans la tête. Il était de moins en moins sociable, Woody. Ça faisait un sacré écart avec la personne qu’il avait un jour été. Jamais, il y a dix ans, aurait-on dit que le calme n’étonnait pas, venant de lui. Il avait autrefois été une tempête qui ramassait tout sur son passage. « C’était aussi le spot parfait pour venir fumer un joint ou embrasser des filles, quand j’étais ado. » Il esquissa un sourire. Cette réplique tranche de vie avait également, pour objectif, de rappeler qu’il n’avait pas toujours été aussi fermé sur le monde. Ça lui faisait autant de mal que de bien de s’en souvenir.

Annushka eut un petit rire aux mots de Woody et secoua doucement la tête. Elle n'était pas assez curieuse pour écouter les conversations des autres de façon générale, et avait plutôt l'habitude d'un brouhaha ambiant sans que ça ne l'ait jamais vraiment traumatisé.

-Tu n'aimes vraiment pas les gens.

Evidemment, ce n'était pas une révélation pour l'ex-ballerine. Mais le voir si ermite l'amusait toujours. Et quelque part, ça lui faisait aussi de la peine. Elle était certaine qu'il en souffrait, de sa solitude. Et elle savait qu'elle ne pourrait jamais pallier à tout ça. A sa confidence, elle eut un sourire.

-Ca ne m'étonne pas de toi.

Pendant une seconde, son regard clair s'accrochait à celui de son ami. Dans sa jeunesse, il devait être un véritable homme à femmes. Et certaines rumeur lui donnait d'ailleurs toujours cette réputation, bien que la jeune femme ne les écoute pas. Elle sentit soudainement son corps s'emballer alors que, ses yeux dans les siens, elle se disait qu'elle aurait pu être une de ces filles qu'il emmenait sur ce rocher pour la séduire. Et ça lui aurait plu. Elle baissa alors le nez dans son verre pour en prendre une gorgée. Sa main tremblait légèrement. Pourquoi, pourquoi était-ce si difficile ? Pourquoi son cœur semblait-il s'accrocher à quelque chose d'impossible ?

-Est-ce que le cannabis peut soulager certaines de tes douleurs ?

Elle avait besoin que le sujet dévie vers quelque chose de plus neutre. Elle avait besoin de penser à autre chose. Mais au fond, elle savait que ça resterait dans un coin de sa tête jusqu'à ce qu'elle passe à autre chose.

Dans le cas de Woody, si c’était parfois de la curiosité, c’était aussi très souvent parce que les gens parlaient tellement fort qu’à un moment, il était presque impossible de ne pas entendre ce qui se discutait. Les gens n’avaient aucun filtre, aucune pudeur, c’était encore pire quand il s’agissait d’histoires qui ne les concernaient même pas. En effet, Annushka visait juste : Woody n’aimait vraiment pas les gens. À une époque il avait été plus facile de faire semblant, de jouer aux caméléons pour se faire aimer, parce que le trentenaire avait adoré la popularité. Maintenant qu’il n’avait plus de réputation à maintenir, il n’en avait rien à faire des autres. « Et ils me le rendent généralement bien, les gens. » Blagua-t-il avec une pointe d’amertume. Il n’aurait sans doute pas avancé de lui-même que sa solitude le pesait, mais sans doute était-ce l’image qu’il renvoyait. Après tout, son regard devenait nostalgique dès qu’il parlait du temps d’avant, lorsqu’il était bien entouré et que les expériences de vie s’accumulaient. Venir fumer un joint sur ce même rocher en était un exemple. Il se contenta d’esquisser un sourire alors que l’ex-ballerine avouait ne pas être étonnée. Le silence s’installa paisiblement, un moment, jusqu’à ce qu’Annushka lui demanda si le cannabis pouvait soulager certaines de ses douleurs. « Elles en ont fait du chemin, tes pensées. » Souligna-t-il. Il avait parlé au passé et elle le ramenait au présent. Ce douloureux présent qui lui, le pesait sans aucun doute. Woody n’avait absolument pas remarqué l’inconfort de la brunette et le tremblement de sa main alors qu’elle portait son verre à ses lèvres. Il y avait longtemps que cet homme ne remarquait plus l’effet qu’il pouvait avoir sur les autres. Il ne sentait plus qu’il avait ce pouvoir-là. « Ouais, ça m’aide. Y’a pas d’études qui soient très conclusives à ce propos de manière générale, si c’est bon ou pas mais … De mon côté ça soulage les tremblements, les spasmes, les fourmillements … » Il sortit son portefeuille de sa poche et en extirpa un joint roulé bien serré. « Du coup j’en traîne toujours un avec moi. T’en veux ? » Demanda-t-il en tendant le joint vers Annushka, le regard animé d’un petit éclat de malice.

Annushka esquissa un rictus un peu triste alors que Woody lui disait que les gens le lui rendaient bien. La jeune femme le savait bien. Woody avait mauvaise réputation. Mais il faut dire que vu sa façon de se comporter avec les gens, c'était peu étonnant.

-Pas tous.

Elle eut un petit rire quand Woody constata que ses pensées avaient cheminé. Elle haussa doucement les épaules en levant ses yeux clairs vers lui.

-Oui, ça arrive.

Au moins, sa manœuvre semblait avoir fonctionné. Il n'avait rien remarqué de son trouble. Est-ce qu'elle aurait préféré qu'il le remarque ? Qu'il se rende compte qu'il y avait... quelque chose ? Est-ce que c'était mieux que ce ne soit jamais le cas, qu'elle puisse ravaler ses émotions jusqu'à ce qu'elles décident de disparaître ? Elle ne savait pas ce qui était le plus sain.

Une main dans ses cheveux, cachant une partie de son visage, elle écouta sa réponse. A vrai dire, elle avait de l'intérêt pour le sujet. On entendait tellement de choses à la télé, sur les réseaux sociaux, qui se contredisaient, avoir le point de vue de Woody pouvait lui permettre de se faire son opinion. Quand il lui tendit le joint, elle rougit légèrement et secoua la tête de droite à gauche.

-Non, merci. Je n'ai pas ce genre de problèmes. Mais si ça te soulage, c'est le plus important.

Si Woody pouvait trouver un remède pour aller mieux, pour enrayer la maladie, c'était le plus important.

Un petit éclat de lumière, un peu amusé, traversa le regard de Woody alors qu’il jetait un coup d’œil à Annushka. « Non, pas tous. » La jeune femme faisait partie de ces personnes qui appréciaient Woody pour une raison qui lui échappait encore. Il n’était pas des plus doux, attentionnés ou compréhensifs. Mais cette discussion-là, ils l’avaient souvent eue, probablement parce qu’il essayait toujours de lui faire comprendre qu’elle serait mieux ailleurs qu’ici, auprès de lui. Annushka était cependant plus bornée qu’elle n’y paraissait. La preuve, elle était encore là, après toutes ces années. Le sujet dévia et après quelques minutes de silence durant lesquelles une petite question fit visiblement son chemin dans la tête de l’ex-ballerine, cette dernière le questionna sur sa consommation actuelle de cannabis. Lorsqu’il avait de trop grosses poussées, un joint n’y faisait pas grand-chose, mais pour la gestion de ses symptômes au quotidien, il devait avouer que ça battait les étirements, le yoga et la méditation. Pour lui montrer qu’il en avait d’ailleurs toujours un sous la main, juste au cas où, Woody en sortit un bien roulé dans son portefeuille et l’offrit avec Annushka. De manière assez prévisible, elle déclina la proposition. « Pas besoin d’un problème pour fumer un joint, tu sais. » La nargua-t-il un tout petit peu avant de le ranger. Il n’en avait pas besoin pour le moment. Surtout, il ne voulait pas incommoder la brunette avec la fumée et l’odeur. « Tu crois que tes décisions seraient différentes, si t’avais pas eu la religion dans ta vie ? Si t’étais pas croyante, j’veux dire ? » Osa demander Woody. Elle se permettait quelques questions plus taboues, alors lui aussi.

Elle esquissa un sourire et secoua doucement la tête. Non, il n'y avait pas besoin d'avoir un problème, mais elle n'en avait jamais fumé et ne voyait pas pourquoi elle commencerait aujourd'hui. Ca restait, malgré tout, de la drogue. Beaucoup disait que ce n'était pas addictif. Elle restait perplexe sur la question.

-Sans doute. Mais je ne suis pas sûre que ça m'apporte quelque chose, là tout de suite.

Elle leva ses yeux clairs vers lui, surprise de la spontanéité de sa question. Elle n'avait pas vraiment compris comment ils étaient arrivé jusque-là. Mais elle n'allait pas se défiler non plus, sa question ne la gênait pas.

-Oui, c'est évident. Mes pas sont guidés par Dieu. Si je ne croyais pas, j'aurais fait certaines choses différemment. C'est difficile de savoir quoi mais... J'imagine que je ne serais pas si "coincée", enfin, je n'aurais pas forcément quelque chose à préserver.

Il n’allait pas pousser, Woody, il ne pousserait pas quelqu’un à prendre de la drogue contre sa volonté. Il avait parfois été bien bas, mais pas dans ce genre-là. Il esquissa un sourire et haussa les épaules. « Ça pourrait faire en sorte que je sois drôle, pour une fois, même si je le veux pas. Ou alors ça te donnerait très faim et ce serait l’occasion d’aller demander un take-out au serveur en lui ramenant ses verres. » Pouvait-on considérer ça comme un apport à la vie d’Ann’ ? Probablement pas. Mais est-ce qu’on devait forcément en retirer quelque chose de beau ou d’utile, pour l’apprécier ? Woody n’aurait pu s’imaginer prendre ses décisions basées sur une croyance comme celle de croire en Dieu. Il se voyait mal se laisser dicter les choses par une entité qui ne reposait sur pas grand-chose, au fond. Le trentenaire avait toujours eu du mal à suivre les règles, de toute façon. Il aurait été incapable de ne pas sortir du droit chemin dès la première occasion. Annushka semblait suivre cette voie-là avec tellement de conviction, c’était un vrai mystère pour lui. C’est pour cette raison qu’il s’autorisa à la questionner davantage. Après tout, Ann’ et lui avaient de moins en moins de secrets l’un envers l’autre. « Est-ce que t’as quand même l’impression d’arriver à être toi-même ? Ou tu te retiens parfois de faire ce dont t’as envie, au nom de tes croyances ? » Woody avait du mal à comprendre, c’est vrai, et il espérait ne pas froisser Annushka en essayant de mieux cerner ce mode de vie.

Annushka eut un rire quand il lui énonça les effets que pourraient lui faire le joint en question. Elle secoua doucement la tête avec un sourire.

-Si tu as faim, on peut aller manger quelque part. Ou bien commander, puisque tu n'aimes pas les gens.

Inviter Woody chez elle ne lui posait pas de problème, ce n'était pas comme si ce serait la première fois. Mais avant elle voulait profiter de la vue sur la mer encore un moment.

Son ami, d'ailleurs, semblait soudain curieux quant à ses croyances religieuses. Elle avait toujours pensé que c'était le genre de choses qui passaient bien au-dessus de Woody. Au point, de ne pas y accorder d'importance, de ne pas être curieux. Elle appréciait, en réalité, ses questions. Ca montrait qu'il avait un véritable intérêt pour elle. Ce n'était pas qu'elle en doutait, elle le considérait comme un ami, et pensait bien que c'était réciproque.

-Suivre ces convictions, c'est être moi-même.

Elle passa une main dans ses cheveux, songeuse.

-Croire en Dieu, suivre les principes de ma religion, en tout cas ceux dans lesquels je crois, ça fait parti de moi, de ce que je veux. Je suis heureuse de le faire.

Elle tourna finalement son regard clair vers Woody.

-Cela m'a parfois empêché de faire quelque chose que j'avais envie de faire... Mais je pense que c'est une bonne chose, de savoir renoncer à ses envies.

Aller plus loin avec Woody, cela faisait parti des choses qu'elle s'interdisait. Mais ce n'était pas vraiment à cause de sa religion. Pas seulement. Elle savait que ça ne les mènerait jamais nul part. Rendre l'un ou l'autre malheureux n'avait pas ce sens.

-Je sais que tu ne raisonnes pas vraiment comme ça alors peut-être que ce n'est pas très facile à comprendre...

En entendant la réponse d’Annushka, Woody secoua la tête avec un mince sourire. Il baissa les yeux vers ses pieds sur les roches. « Fumer ne me donne pas faim. Heureusement d’ailleurs. » Il serait toujours en train de manger et ce ne serait pas bon pour son équilibre. Il fumait si régulièrement que c’aurait pu être encore plus problématique s’il avait fallu qu’il ait des rages de nourriture à chaque fois. Ça n’avait qu’un effet apaisant, calmant pour ses symptômes. Cela dit, il n’était pas impossible qu’il ait faim à un moment donné. Le soleil se couchait, signe que la journée avec Annushka s’était étendue et qu’il faudrait bientôt songer soit à rentrer, soit à poursuivre cette rencontre autour d’un repas. Mais pas pour l’instant. Pour l’instant, Woody regardait les couleurs célébrer le ciel et ça le plongea dans des réflexions plus sérieuses sur la vie. « C’est être soi-même jusqu’à un certain point … C’est être soi-même dans la sphère des croyances mais pour les autres sphères, tu pourrais en dire autant ? » Questionna Woody. Il ne remettait pas en question ce que lui confiait Annushka. Il challengeait sa pensée, il voulait mieux comprendre. Il ne demandait qu’à être éclairé. Peut-être n’aurait-il pas dû poser des questions aussi personnelles ou donner l’impression de vouloir la faire changer d’avis. Ce n’était pas le but mais c’était certes maladroit. « Mais c’est beau, les envies … J’te parle pas d’envies de meurtre ou de braquer une banque … Mais l’envie de l’autre, par exemple. Y’a rien de mal à ça. » Tous les deux ne s’entendraient probablement jamais là-dessus. D’ailleurs, la brunette le lui rappela en affirmant que comme il ne raisonnait pas ainsi, c’était sans doute difficile pour lui de comprendre. « Ouais, ça l’est. Mais j’suis quelqu’un qui a toujours détesté me mettre des freins. Alors forcément je trouve dommage de réfréner des envies. Mais ça, c’est moi. Et toi, t’es toi. » Et au fond, probablement que son attachement si pur et si doux envers Annushka provenait de cette essence chez elle.