For Blue Skies + Naveen & Fleur

Un silence s’installa, mais sans doute était-ce mieux ainsi. Naveen ne savait pas si, après avoir parlé pour la première fois de sa fuite à une inconnue, à une personne rencontrée par hasard dans sa nouvelle vie, sa nouvelle ville, il supporterait une réponse. Quelle qu’elle soit. Il n’avait alors jamais réalisé à quel point sa réalité à lui était à des kilomètres de celles de ces gens qui vivaient jour après jour dans une insouciance que ne pouvaient plus se permettre les syriens. Certes, Fleur comme les autres australiens avaient leur lot de problèmes quotidiens, de difficultés amenées par la vie, sa maladie en était la preuve la plus percutante, mais la réalité n’était quand même pas la même. Naveen ignorait alors s’il pouvait gérer les commentaires de ceux qui ne savaient pas ce qui se passait là-bas. Et on ne sait pas tant qu’on ne le vit pas. Heureusement, ce ne fut pas une réponse qu’elle lui offrit, mais une question. Une question douloureuse, oui, mais dont il avait la réponse. La triste réponse. « Non. » Lâcha d’abord le réfugié, dans un souffle, un murmure de détresse. Fleur sentit sans doute son mal, puisqu’elle s’excusa, lui assurant qu’il n’avait pas à continuer. Mais il continua, par besoin, par nécessité. « J’étais avec ma femme et mes trois enfants. Amena, Hayyan, Sami et Maya. » Nommer leurs prénoms était encore plus douloureux que ce qu’il aurait pu imaginer, mais c’était important pour lui de les dire à voix haute. Pour leur mémoire. En leur honneur. Parce que Naveen ne les oublierait jamais, parce que leurs noms ne devaient jamais être oubliés, comme ceux de tous ces syriens qui avaient perdu la vie en voulant la retrouver. « On a réussi à se rendre à Zaatari, en Jordanie. On y est resté jusqu’à ce que … jusqu’à ce que je puisse payer les passeurs, ceux … ceux qui amènent les réfugiés des camps jusqu’à d’autres pays … par bateau. » Le reste était prévisible, quand on entendait l’histoire, quand on avait du recul. Mais quand on s’accrochait à un mince espoir qui menaçait de s’envoler à tout moment, ce n’était pas aussi évident. « Ils ne se sont jamais rendus de l’autre côté. » Lâcha-t-il, inspirant, puis inspirant, avant d’enfin s’asseoir, sentant de toute façon que ce poids dont il avait tenté de se libérer ne faisait que le peser plus fort maintenant.  

Il sembla déterminé à raconter son histoire jusqu’au bout, alors Fleur resta silencieuse et l’écouta attentivement. Quand Naveen avait fui la Syrie, il n’était pas seul. Sa famille était près de lui, sa femme et ses trois enfants. En entendant chacun de leur prénom, Fleur prit conscience qu'elle ne pouvait mesurer la douleur de ce papa. Néanmoins elle se l'imaginait. Perdre ses enfants devait être épreuve atroce. La chair de sa chair. Son sang. Naveen avait perdu... comme une partie de lui-même. Tandis qu'il continuait à raconter les faits, elle serra ses dents. Alors qu’ils étaient en Jordanie pour rejoindre d’autres pays en bateau, eux n’ont jamais pu s’y rendre. Fleur vit ses larmes monter, larmes qu’elle parvint difficilement à retenir.

- Je suis désolée, souffla t-elle dans un murmure.

Car elle ne savait quoi dire de plus. Naveen s’était assis, et il semblait davantage dévasté. Instinctivement, Fleur se rapprocha de lui et passa sa main sur son épaule. Un geste qui se voulait compatissant. Dans ce genre de moment, on se sent impuissant. On ne sait pas quoi dire pour réconforter une personne qui a perdu un être cher. Alors que dire à quelqu'un qui a perdu sa famille entière?

- Et maintenant ils vous protègent, de là-haut. assura t-elle avec douceur. J'en suis sûre.

Parfois c'est ce qu'elle se disait. Si un jour elle partirait, elle protégerait ses proches. Telle une bonne étoile, elle les surveillerait.

Bien sûr qu'elle était désolée, n'importe qui le serait. Quand les gens entendaient parler du conflit syrien, ça paraissait loin, bien trop loin d'eux. Au point d'en devenir un fait divers, un fait varié, aux yeux de certains. Jour après jour un nouvel assaut, nuit après nuit de nouveaux morts. Cela faisait bien trop de larmes à pleurer et puis de toute façon, ces larmes, elles ne les sauveraient pas. Cette empathie, elle ne mettrait pas fin au régime, aux rebelles, aux attaques armées, cruelles et sanglantes. Naveen n'en voulait pas forcément à la population mondiale, leur impuissance était justifiée, en quelque sorte. C'était seulement enrageant que de se sentir tellement seul en tant que nation, d'avoir l'impression de faire partie d'une population délaissée, abandonnée à elle-même aux griffes d'un conflit politique sans issue. Mais à part être désolée pour lui, pour cette tragédie vécue, que pouvait faire Fleur ? Il ne le réalisait que maintenant qu'il était lui-même dans un autre pays : le changement, le soulèvement, ne se faisait pas en claquant des doigts. Ce n'était pas une action aisée et facile que de se lever et de crier haut et fort qu'il fallait faire quelque chose. Trop était en jeu, même pour ceux qui ne semblaient pas directement confrontés. « Merci. » Répondit donc Naveen, pour combler le silence, pour ne pas garder son visage de glace. La jeune femme posa sa main sur l'épaule du syrien, qui ferma les yeux à ce contact, ses larmes s'échappant de ses paupières closes. Il hocha la tête à ses douces paroles réconfortantes. « J'en suis sûr aussi. » Affirma-t-il avec un sourire qui illumina enfin ses traits fatigués, chagrinés. « Je suis désolé, vous avez déjà assez de tristesse dans votre vie, je ne voulais pas me montrer aussi égoïste. » Déclara Naveen, tournant la tête vers Fleur et la regardant dans les yeux, ces yeux attristés, comme les siens. « Quels sont les traitements, pour votre maladie ? » Demanda-t-il. Y en avait-il seulement un, ou ses jours étaient-ils comptés déjà, si jeune ?  
 

Que dire de plus, à part « désolé », face à de telles atrocités ?  Une famille entière a perdu la vie au milieu d’une guerre. Aucun d’entre eux n’avait rien demandé. Comment peut-on ôter la vie d’un enfant ? Un enfant est un être innocent, pur. Ils ne méritent pas un tel massacre. Malheureusement les enfants de Naveen n’auront jamais la chance de grandir. Cette horrible pensée donna la nausée à Fleur.

Alors elle tenta de chasser cette idée et d'imaginer ce que ses enfants étaient devenus. Et Fleur les imagina, éblouissants, dans un ciel sans nuage, protégeant leur papa Naveen.  La foi, ça ne se discute pas. Qu'on croit en un dieu unique ou même à des reliques ; l'essentiel, c'est d'y croire. Elle était convaincue que ces êtres chers qui nous quittent, veillent sur nous. Ils ne sont peut-être plus présents sur la terre ferme, mais ils resteront gravés en sa mémoire. Dans son coeur. Fleur n'était pas bien certaine d'avoir choisit les mots justes pour réconforter Naveen, néanmoins l'intention y était. En découvrant son sourire, elle sembla plus apaisée. 

- Quoi? Égoïste? répéta t-elle surprise.Vous ne l'êtes pas.

Toute sa famille s'était donnée à la mort, mais lui, était persuadé d'être égoïste. C'était d'une absurdité! Elle voulut lui faire remarquer qu'elle, était toujours vivante, mais Fleur s'efforça de ne pas avoir des propos maladroits. Il serait idiot de comparer leur douleur. Malgré la maladie, Fleur avait la chance d'avoir ses proches près d'elle. La présence de son petit ami Maxwell lui était indispensable.

- Opération, rayon, chimio… Je pense que ça va se résumer à ça. dit-elle vaguement.

Parce que Fleur n’avait pas encore eut l’intention de se soigner. Le jour où le médecin avait annoncé sa maladie, elle voulut quitter la pièce sans toute autre explication. Son amie Eleanor avait réussi à l’apaiser mais ce n’est pas pour autant qu’elle réalisait la gravité de la situation. C’était un sujet qu’elle voulait soigneusement évité. Probablement que, Fleur, était dans un déni très profond. Parfois elle se disait que la douleur partira seule, d’elle-même, et qu’un jour son cancer disparaitra aussi rapidement qu’il ait apparu.

- Cela n’a pas d’importance, rajouta t-elle avec conviction. Je pense que vous savez plus que quiconque que je n’ai pas envie d’attisé la pitié, n'est-ce-pas?

Elle eut un semblant de sourire.

Tout de suite, comme choquée par les paroles de l’homme, Fleur le contredit sur le fait qu’il ait pu se montrer égoïste. Le jeune homme se contenta de lui offrir à nouveau un mince sourire, puis hocha doucement la tête. Si elle le disait, sans doute pouvait-il le croire. Il n’avait pas l’impression d’avoir le droit de se plaindre sur son sort alors qu’il était sain et sauf, ici, alors que tant d’autres souffraient encore, tant d’autres mourraient encore sous les bombes. Il n’avait plus à craindre le ciel, et ça n’avait pas de prix. Alors pour montrer à Fleur que ce qu’elle vivait méritait aussi d’être entendu, il la questionna sur les traitements qui s’offraient à elle. Sans doute pas la meilleure façon de l’amener à se confier, sans doute un sujet bien trop délicat, mais la seule manière que Naveen trouva pour lui montrer qu’elle pouvait aussi parler de ce qui troublait sa vie, sa si jeune vie. Quand elle parla de pitié, il hocha la tête. « Vous n’attisez pas la pitié, pour moi. Au contraire, vous ravivez un peu l’espoir. » Commença-t-il. Il la regarda avec des yeux sérieux, une importance dans la voix. « Tout n’est pas perdu, alors, si des traitements existent. Pas tout le monde n’a votre chance. Vous pourrez vous battre, vous pourrez vous battre contre ce cancer et cette lutte, … cette lutte pour votre vie, vous la ferez pour un tas de gens qui n’ont pu le faire pour eux. Ça a quelque chose de beau, malgré que ça provienne d’une maladie si dure … » Et Naveen n’avait pas fait cette tirade dans le but de faire culpabiliser Fleur de quoi que ce soit, puisqu’il ignorait jusqu’alors son refus de suivre les traitements. S’il avait su, il se serait tut.  
 

Fleur se sentit flattée de raviver l’espoir en un homme qui a vécu de telles barbaries. Mais en ce qui concerne son cancer, elle ne tenait pas le même discours qu’il proclamait. Elle ne vivait pas sa maladie comme un combat. Au contraire, elle y faisait face avec philosophie. Aussi absurde que cela puisse paraître, elle s'était même dit que son cancer disparaîtra aussi miraculeusement qu'il est apparu.

- Je ne vais pas vous mentir. Je n’ai pas tellement envie de me battre, souffla t-elle, honteuse, la tête baissée.

Les yeux dirigés vers la mer, elle évita encore soigneusement le regard de Naveen. Quelque chose de surprenant l'emportait, quelque chose qui la poussait à être honnête envers lui, à se confier. Pourquoi à lui, plus que quiconque ? Elle ne le sait pas. Sans doute avait-elle besoin de parler sur ce qui lui arrivait en ce moment.

- Il y a des mois maintenant que je souffre de douleurs respiratoires. J’me disais « c’est rien, juste une petite baisse de régime ». Et puis le médecin a annoncé son diagnostic. Cancer des poumons. J’avais l’impression d’être dans un mauvais rêve. J’attendais que ça : être réveillée par des sueurs froides. Mais au fait, je crois que j’attends toujours, acheva t-elle par dire, confuse.

Certes, elle ne s’attendait pas à ce que Naveen comprenne sa vision des choses. Elle espérait au moins qu’il ne lui jette pas la pierre.

Naveen fut comme frappé par ses mots, son regard se figeant sur elle et son cœur manquant un battement. Il n’avait plus vraiment le contrôle sur son corps, sur ses réactions physiologiques, qu’elles soient visibles ou non. Naveen pouvait comprendre l’envie de tout abandonner, de ne plus vouloir se battre, lui-même avait cessé de lutter contre la violence en quittant la Syrie. Il avait fait le choix de quitter le champ de bataille parce que ce dernier lui arrachait l’espoir jour après jour. Toutefois, dans le cas du cancer, quand sa survie ne tenait qu’à cette lutte, Naveen avait du mal à comprendre. Il ne saisissait pas comment Fleur pouvait décider de se laisser mourir plutôt que de faire tout ce qui était en son pouvoir pour survivre. Lui avait cherché par tous les moyens à protéger sa famille et lui-même, en sacrifiant tellement, que ça lui faisait du mal de voir quelqu’un baisser les bras sans même avoir cherché à s’en sortir. « Pourquoi cela ? » Avait demandé Naveen, d’une voix calme malgré la tempête d’incompréhension qui se levait en lui. La jeune femme avait les yeux rivés sur la mer, évitant le regard du syrien, comme si elle lisait en lui la confusion. Elle lui expliqua son expérience, son impression de vivre un mauvais rêve duquel elle pensait se réveiller d’un moment à l’autre. Mais le réveil n’avait toujours pas eu lieu. « Mais si vous attendez trop, un jour, il sera trop tard … » Releva Naveen, même si c’était l’évidence. Mais, pour lui, c’était aussi une évidence que de suivre les traitements requis, et pourtant Fleur ne le faisait pas. Il jugeait donc nécessaire d’en faire la remarque, tentant de comprendre, de faire le cheminement avec elle.
 

Face à un homme qui a sacrifié sa vie pour protéger les siens, Fleur était très mal à l’aise d’expliquer pourquoi elle ne tenait pas à se battre dans sa lutte contre son cancer. Quand Naveen exprima à haute voix ce qu’elle pensait secrètement, elle releva son visage d’une triste moue, prête à éclater en sanglots. Si elle attendait trop pour se faire soigner, il sera trop tard. Le cancer l’emportera.

- Je sais, finit-elle par lâcher dans un cri de désespoir.

Elle le regarda enfin puis bascula son visage entre ses mains. C’était cette réalité qu’elle avait décidé de fuir. Elle refusait de le concevoir, et même de le penser. Depuis l’annonce de son cancer, elle avait l’impression d’avoir la Grande Faucheuse suspendue au-dessus de sa tête.

- J’peux pas y croire, tenta t-elle d’expliquer larmoyante. Ce n’est pas arrivé…

Ce qu’elle voulait dire, c’était qu’elle était encore dans le déni.

Le visage de Fleur se releva vers celui de Naveen avec un regard chagriné, une expression triste, et il voyait ses yeux s’embrouiller par les larmes qui se traçaient un chemin vers le coin de ses yeux, d’où elles ne tarderaient pas à couler. Puis, dans un cri qui ramena Naveen en arrière, un cri de désespoir qui ne pouvait sortir que d’une personne qui voit la mort devant elle, Fleur admit qu’elle savait tout ça. C’était une évidence pour elle aussi, que si elle ne faisait rien, elle perdrait la vie. Sauf que contrairement à Naveen, qui lui n’était plus confronté à cette réalité, plus maintenant, elle, elle était encore dans le déni face à ce sort qui l’attendait si elle ne bougeait pas. Et bouger, quand la peur nous garde paralysé, ce n’est jamais aisé. Fleur prit son visage entre ses mains et commença à pleurer, partageant entre deux sanglots qu’elle ne pouvait y croire, que ça ne pouvait pas lui être arrivé. Tout d’un coup bien mal à l’aise, un sentiment de culpabilité grandissant en lui, Naveen hésita sur la réaction à adopter. Puis, assis à une distance correcte de Fleur dans le sable, il décida de réduire ce qui les séparait et de s’approcher d’elle. Il posa d’abord une main qui se voulait réconfortante sur son épaule puis, après quelques secondes, il commença à caresser doucement son dos, de bas en haut. « Je sais que ça fait peur. Je sais que c’est plus confortable d’attendre que le temps passe et d’espérer que le mal disparaisse. Mais c’est confortable jusqu’à ce que ce soit insupportable. » Expliqua Naveen d’une voix assurée, mais douce. « Il vaut mieux tenter le tout pour le tout dès maintenant, vaincre cette maladie avant qu’elle ne vous prenne tout. » Il n’avait fait que sa médecine dentaire, mais il avait assez de connaissances générales pour savoir que plus le cancer s’infiltrerait en elle, plus dur ce serait de le repousser.
 

Oh non ce n'est pas confortable d’attendre que la mort vous attrape le bras, pensa Fleur intérieurement. Néanmoins elle ne pouvait qu’acquiescer aux paroles de Naveen. Elle mourrait de honte. Qu’allait-il penser d’elle, maintenant ? Lui qui avait risqué sa vie pour ses enfants, il n’avait pas manqué de courage. Tandis qu’elle, n’avait pas eut le courage d’affronter sa maladie. Prise de remords, elle se sentait nulle.

- Je sais, je sais, ne cessait-elle de répéter tristement entre ses sanglots étouffés.

Fleur lâchait ses larmes, s’efforçant d’écouter les sages conseils de Naveen. Il avait raison, il avait entièrement raison.  Elle renifla et releva la tête avec beaucoup de difficulté.

- Il faut que j’y fasse face, finit-elle par dire d’une voix plus ferme.

La solution était évidente, elle l’a toujours été mais la prononcer était une tâche bien plus compliquée.

Lorsqu’il se trouvait toujours en Syrie, surtout au début du conflit, Naveen avait adopté cette attitude-là. Attendre. Attendre que les choses bougent ou, plutôt, qu’elles se règlent. Il se disait que ça ne pouvait pas durer des années comme ça, ce n’était pas gérable, on ne pouvait pas survivre dans un tel climat. Et, en quelque sorte, il avait eu raison là-dessus. On ne pouvait pas survivre et pourtant, certains le tentaient. Il avait essayé lui aussi, pendant des années. Il se disait qu’un jour les explosions cesseraient, qu’un jour les rebelles ou les soldats du régime baisseraient les armes. Qu’un jour la paix serait rétablie. Six années plus tard, ce n’était toujours pas le cas. Alors parfois, attendre et espérer que le mal disparaisse, ça ne servait à rien d’autre que de retarder la guérison, le bien-être. Si Naveen avait fait comme d’autres, s’il avait fui la Syrie bien avant, alors sans doute serait-il avec sa famille. Peut-être pas ici, peut-être pas en Australie, mais à quelque part. Avec eux. C’était tout ce qui aurait importé. Mais il était bel et bien ici, seul, mais un peu moins aujourd’hui alors qu’il avait la main posée sur le dos de cette jeune femme qui pleurait, le visage dans ses mains. Il tentait de la réconforter, mais rien ne pouvait taire les sanglots d’une femme qui a les yeux rivés vers sa propre mort. « Vous avez des gens pour vous aider, vous accompagner, dans les prochaines étapes ? » Demanda-t-il. Ce ne serait pas facile d’y faire face, et même si elle semblait l’avoir dit avec fermeté, ce soudain courage pourrait bien vite se dissiper quand viendrait le temps de signer les formulaires de consentement aux traitements. Parfois, juste parfois, pour être fort, il fallait pouvoir puiser dans la force des autres.
 

Il lui demanda si elle avait de l’entourage pour l’accompagner dans son parcours de soin. En effet Fleur avait des amis, de la famille. Mais la première personne auquel elle pensa avant de répondre, c’était Maxwell.

- Oui… murmura t-elle.

Pour la première fois penser à lui, lui faisait du mal. Elle l’aimait tellement pourtant elle ne lui avait encore rien dit. Sa culpabilité s’agrippait à son estomac, si atrocement, qu’elle en avait la nausée. Fleur se retourna vers Naveen, espérant faire comprendre ce qu’elle ressentait à cet instant précis.

- Je n’ai pas envie de les confronter à ça. De le faire du mal, même si c’est indépendamment de moi. Vous voyez ? demanda-t-elle avec ses yeux mouillés.

Lorsqu’elle a su qu’elle était atteinte d’un cancer, elle-même n’avait pas tenu le choc. Qu’en serait-il pour ses proches ? C’était ça, la question qu’elle se posait et qui la rongeait. Elle avait peur de leur réaction. Si elle n’arrivait pas à retenir ses larmes face à un inconnu tel que Naveen, elle y parviendra encore moins avec eux.

Un soulagement traversa Naveen quand il sut que Fleur avait des gens sur qui compter, qui pourraient l’accompagner pendant ce dur processus de guérison, pendant les traitements qui pouvaient drainer toute l’énergie d’une personne au point où elle aurait besoin de puiser dans celle des autres. Il n’avait aucun doute que la brunette était une femme forte, elle le lui prouvait par ses paroles et ce depuis le tout début de leur conversation. Malheureusement, dans des périodes aussi difficiles, la force d’une seule personne ne suffisait pas, aussi grande soit-elle. La jeune femme se tourna finalement vers le syrien, plongeant son regard encore brouillé par les larmes dans les yeux de Naveen. « Oui, je vois. Je comprends. » Tout comme elle, Naveen avait toujours voulu protéger son entourage, ses proches, de tout le mal du monde, même celui sur lequel il n’avait aucun contrôle. Il avait voulu protéger ses enfants de la guerre, les enfermer dans une bulle d’innocence pour qu’ils puissent y vivre leur enfance. Sauf que ce n’était pas aussi facile de fuir la réalité, ce n’était pas aussi facile de voiler le regard des autres, non plus. « Mais ils s’en rendront vite compte, je pense. Que vous suiviez les traitements ou non, dans les deux cas, ils verront. Alors aussi bien les avoir près de vous le plus vite possible, pour qu’ils vous soutiennent, vous épaulent. » Naveen aurait volontiers pris cette place, sinon. Si elle n’avait eu personne pour l’accompagner à travers ce couloir imaginaire, si elle s’était sentie seule, il lui aurait pris la main. Sentir qu’il pouvait encore faire quelque chose de bien dans ce monde, avoir l’impression d’encore avoir une certaine utilité.
 

Dans un regard, Naveen affirma qu’il comprenait. Il ne la jugeait pas. Il ne la sermonnait pas. Néanmoins il lui expliqua son point de vue. Selon lui, ses proches se rendront compte, tôt ou tard, de sa maladie. Quitte à les protéger, mieux vaut les avoir près d’elle pour qu’ils la soutiennent dans son combat contre le cancer.

- Oui c’est vrai, admit Fleur.

Elle sait que l’annonce sera un moment difficile à passer, aussi bien pour elle que pour eux. Il y a certaines personnes dont elle aimerait tenir au courant le plus tard possible, comme son amie Lily qui était au beau milieu des joies de la grossesse. La première personne avec qui elle voulait parler, c’était Maxwell. Et dire qu’elle ne le lui avait encore rien dit… Elle avait partagé son secret à un inconnu. Un inconnu qui avait perdu sa famille dans une guerre.

- Je me sens nulle. Vous êtes là à me réconforter, alors que la vie a été tellement plus dure avec vous qu’elle ne l’est avec moi.

Son rictus en disait long. Fleur se sentait coupable.

Naveen ne se sentait pas bien mieux, dans cette histoire. Qui était-il pour ainsi donner son avis, pour lui reprocher quoi que ce soit ou d'essayer de la raisonner selon sa vision des choses ? La vie les avait façonnés de manières différentes, et même si Naveen voyait cette situation comme une occasion de se battre pour sa vie, Fleur avait tous les droits du monde de ne pas le vivre de cette façon-là. Pourtant, le voilà qui s'autorisait à tenter de la raisonner selon ce que lui était. Il n'avait pas son mot à dire, il n'avait même pas encore l'impression d'avoir sa place ici, mais sur un sujet aussi sensible que la mort, celle que Naveen avait vue de trop près, il repoussait les limites. Heureusement, la jeune femme ne sembla pas en être indignée. Peut-être parce que le syrien ne s'était pas montré agressif, insistant ou plein de jugement. Elle partageait même son avis, au final. De son côté, Fleur semblait aussi remettre en question toute cette conversation, culpabilisant pour la tournure qu'elle avait prise. Mais Naveen ne le voyait pas comme ça, encore une fois. Au contraire, se détacher de son propre vécu, de ses propres problèmes, lui permettaient de respirer, un peu. Dommage que pour ça, il doive passer par la souffrance d'une autre. « Je n'aime pas comparer, encore moins la souffrance. » Il haussa les épaules. Ce qu'il avait vécu était peut-être terrible, oui, mais la mort était la mort, peu importe sa façon de nous guetter. « Et je pense qu'il est important de se confier. Alors si vous n'aviez personne envers qui vous étiez prête à le faire, je suis content, soulagé, d'avoir été là. » Sans doute ne redeviendrait-il qu'un étranger, par la suite, mais il aurait pu partager un moment d'importance avec cette femme et ça, ce n'était pas rien.